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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Indiana, Indiana – Les beaux moments obscurs de la nuit » (Laird Hunt)

La vie rurale et fantastique d’un simple d’esprit comme ultime récit américain réparateur.

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Indiana, Indiana

Publié en 2003, deux ans après le très impressionnant « Une impossibilité », traduit en français en 2007 par Barbara Schmidt chez Actes Sud, le deuxième roman de Laird Hunt tisse une étrange beauté rurale gentiment folle, doucement magique et insidieusement tragique, dans les contes, les histoires et les racontars d’une ferme de l’Indiana, mêlés inextricablement dans le récit d’un simple d’esprit vieillissant et dans le secret de sa correspondance avec sa femme disparue au loin.

Noé lève les mains vers le feu. Plus tard, quand il fera jour et que le soleil aura commencé à faire fondre les contours bleutés de la neige fraîchement tombée, Noé prendra la scie et quittera la remise pour se rendre dans les champs. Mais pour le moment il fait toujours noir dehors. Et il fait froid. Noé tend les mains vers le feu jusqu’à ce qu’elles soient bien chaudes, puis les retire pour s’en couvrir le visage. À travers les espaces laissés par les doigts qu’il a perdus, Noé voit le poêle et, sur la table basse juste à côté, le bol bleu ébréché rempli d’eau. Noé écarte les mains de son visage, fouille la poche avant de sa salopette, en sort une fleur en papier, l’examine attentivement, puis la jette dans le bol. Rien ne se passe. La fleur verte et orange se gonfle légèrement d’eau puis, sans s’ouvrir, pas même un tout petit peu, commence à sombrer. Noé est surpris. Pas plus tard qu’hier, Max a fait tomber deux fleurs dans le bol, et ils les ont regardées s’ouvrir et s’assombrir, puis s’épanouir en fleurs magnifiques à la surface de l’eau.

Inventant à chaque chapitre un nouvel élément à inscrire dans le doute poétique de ce réalisme magique redneck, raconté à sa manière cahotante et chaotique par un doux idiot, Laird Hunt nous offre des pages d’une rare sensibilité diaphane, s’inscrivant pourtant dans le dur de la vie, avec ses épreuves que le regard ne gomme que par ignorance et innocence, instillant dans sa campagne faulknérienne en diable son lot de drames, d’injustices, de terreurs peut-être, qui sont tour à tout désamorcés, ramenés à leur trompeuse inertie, par la grâce d’un très particulier cristal qui songe, comme l’aurait certainement nommé Theodore Sturgeon.

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Noé avait donc réfléchi. Et plongé dans la réflexion en question, il avait ensuite collectionné des os pendant un bon moment : de moineau, de souris, d’écureuil, de gaufre, de tamia, d’agneau, de rouge-gorge, de chien, d’opossum, de raton laveur, de corbeau, de pigeon, de daim, de cardinal, de chat, de poisson, de lapin, de porc, de lion, de lémur, de loutre, de rhinocéros, de gazelle, de hyène, d’éléphant, de griffon, de licorne, d’hydre, d’hippogriffe, de phénix (une côte non identifiée, qu’il avait peinte en rouge).
Noé avait collectionné des os jusqu’à ce que Ruby découvre la boîte dans laquelle il les gardait (baptisée, avec la contribution de Virgile, « Os étranges »), et il avait appris (elle l’avait trouvé les deux mains plongées dans la boîte) qu’une fois les os séparés du corps ils perdaient leur propreté.
Tu veux en voir un ?
Certainement pas.
Tu es sûre ?
Absolument.
Les os ne sont pas propres ?
Je t’ai dit que les os, c’est sale.
Et quand ils sont dans notre corps ?
Noé avait retiré ses mains de derrière le dos et les avait ouvertes, laissant voir un crâne et une aile à moitié écrasée. Le matin même, Virgile les avait respectivement qualifiés l’un d’empire et l’autre d’armée en déroute.
Ruby n’avait pas répondu et s’était contentée de rester là, les mains sur les hanches, l’œil interrogateur et fâché posé sur les délicates structures blanches que tenait Noé. Après avoir froncé les sourcils et secoué une ou deux fois la tête, elle avait envoyé Noé jeter les os, la boîte et tout le reste sur le tas à brûler.

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Il serait dommage d’en dire beaucoup plus sur la manière dont se sont liés, reliés et entrechoqués, au fil des années dont se remémore « Indiana, Indiana », tous ces beaux moments obscurs de la nuit dont furent témoins et acteurs Noé, Virgile le père, Ruby la mère, Opal l’épouse, mais aussi un shériff acceptant le surnaturel offert si cela doit aider son enquête, un colporteur volontiers enclin à échanger son immatériel, anecdotes croustillantes ou inquiétantes, aphorismes insondables ou contact mystérieux avec les dents d’une scie musicale, contre les richesses bien matérielles empruntées au potager et au verger de Noé, un médecin de campagne bien forcé de jouer les Ponce Pilate malheureux, au milieu d’une nature omniprésente, toute proche, qu’irriguent encore à l’occasion les traces des cimetières indiens et des massacres sans pitié sur lesquels se bâtit jadis la civilisation.

Comme dans « Une impossibilité », Laird Hunt se révèle encore en artiste du dévoilement patient, de la toile serrée dont le motif, avec ses valeurs et ses couleurs, sa clarté et sa noirceur, ne se révèle que peu à peu à la lectrice ou au lecteur, infusant bienveillance et indulgence là où la voix majoritaire classique réclamerait sans doute loi, contrainte et sécurité absolue. Vivre, plutôt que trembler. Poétiser, plutôt qu’enfermer. Voilà peut-être aussi ce que soliloque dans sa splendeur solitaire Noé le simple d’esprit.

Ce qu’en dit Dominique Aussenac dans le Matricule des Anges est ici.

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Hunt

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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