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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Lutte des classes » (Ascanio Celestini)

Vies au congélateur et humour décapant du désastre social et politique contemporain.

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Lutte des classes

Publié en 2009 en Italie, traduit en français en 2013 par Christophe Mileschi dans la collection Notabilia des éditions Noir sur Blanc, « Lutte des classes » est le troisième roman du dramaturge italien Ascanio Celestini, représentant-phare du très contemporain théâtre de narration, héritier du grand Dario Fo. Usant, comme son illustre et nobelisé prédécesseur, du pouvoir politique que portent la farce et l’excès, il dompte toutefois son sujet éventuel avec une subtilité poétique et une gouaille sublime qui forcent peut-être encore davantage l’admiration que ne le fait la verve tonitruante de l’auteur de « Klaxon, trompettes… et pétarades ».

Un immeuble décati d’une banlieue populaire de Rome, un centre commercial flambant neuf et déjà totalement désincarné, un gigantesque centre d’appels représentant l’une des rares sources d’emplois (même ultra-précaires) du « bassin » : c’est le décor ordinaire, terriblement ordinaire et normalement glauque, qu’Ascanio Celestini propose à ses deux narrateurs et à ses deux narratrices pour rendre compte d’une réalité quotidienne italienne et largement mondiale, que ces personnages oscillant en permanence au bord du gouffre – mais n’y sombrant jamais – appellent in petto, avec un sourire désenchanté, mêlant rage contenue et auto-dérision résignée, la « lutte des classes ».

Quand le docteur a ouvert ma mère, il n’a pas trouvé l’œsophage.
Il avait brûlé à cause de l’acide. Mon père s’en servait pour tuer les rats dans la poulaillère. Il disait qu’avec ses pièges mon oncle n’était pas fichu d’en attraper un seul, que le fromage et la tapette à ressort, ça ne marche que dans les dessins animés de Tom et Jerry. Alors il jetait de l’acide dans les trous à rats et il les brûlait. Mais l’hiver n’était pas loin et mon père voulait savoir si avec le froid l’acide gèle.
Il disait « si ça se trouve je leur balance de l’acide dessus et au lieu de cramer les rats font du patin à glace ».
Il a mis la bouteille au freezer pour faire un test et ma mère l’a sifflée. C’est arrivé par erreur. Quand le docteur l’a ouverte, il n’a pas trouvé l’œsophage.

Lotta di classe

Salvatore l’adolescent, le bon élève obéissant à son oncle pour échapper à son destin par les études, mais préoccupé avant tout de la découverte des femmes, son grand frère Nicola, précocement usé par la précarité permanente, professionnel revendiqué du sexe mais grand romantique en réalité, protégeant de près son cadet tout en se moquant de lui, Marinella, marathonienne multi-tâches de la survie en milieu de moins en moins tempéré, affligée d’un bec-de-lièvre qui la condamne à une sécheresse jamais totalement résignée dans les rapports avec les hommes et à une lucidité sur la bave qui ruisselle presque toujours de leurs cerveaux reptiliens, et mademoiselle Patrizia, fille d’un expert en assurances, la seule dans le paysage à être (modérément) un peu plus à l’aise, et qui sera pourtant celle dont la révolte soudaine et instinctive finira par mettre le feu aux poudres de ce décor de carton ayant acquis néanmoins la solidité de l’acier des prisons : quatre témoins, quatre héros d’un autre temps pourtant résolument contemporains, sacrifiés avant, pendant et après l’heure, pour arracher à la lectrice ou au lecteur, à chaque page, sourires incrédules et lucidités terrifiantes.

Il y avait quelque chose de tragique chez mon oncle.
Quelque chose qu’on ne trouve que dans les multitudes de personnes, d’objets ou de concepts. Il a le charme de ces milliers de sacs-poubelles qu’éventrent des nuées de mouettes omnivores en transhumance au-dessus des décharges. Il dégage le même attrait dégoûtant, la même séduction répugnante que la menace aux aguets. C’est un malheur posé dans un fauteuil, le Chinois qui attend assis au bord du fleuve, qui t’attend pour te faire trébucher. C’est la toile d’araignée qui se remplit de poussière en attendant que passe une mouche. (…)
Même son cerveau émettait une odeur et du bruit, un bourdonnement un peu métallique du genre que fait un frigo qui va bientôt lâcher et qui commence à cracher une fumée acide. Un ronflement qu’accompagne la puanteur du fréon. Et puis le frigo s’ouvrait et on apercevait quelque chose à l’intérieur. Derrière ce simulacre, un être humain pointait le bout de son nez, une voix s’élevait, et alors on s’arrêtait pour l’écouter.

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Opéra-bouffe du désastre en cours, « Lutte des classes » n’est à aucun moment larmoyant ou pathétique, usant de la verve et de l’humour noir en guise de bréviaire pour des temps ô combien difficiles, maniant les congélateurs et les réfrigérateurs avec une omniprésence à la fois riante et oppressante, comme rugueuse métaphore d’êtres fatalement placés entre parenthèses, de vies que la consommation triomphante – même réduite ici, volontairement, à sa plus simple expression –  condamne au travail alimentaire, au jonglage permanent, à la course en avant pour échapper à la chute qui guette, toujours, à l’épuisement frénétique qui semble ne se résoudre que dans un sommeil hagard de brute fatiguée sans vivre.

Il y a des gens que ça amuse de jeter de la nourriture. Ils la rapportent chez eux dans leur cabas en plastique, ils la mettent au frigo et ils attendent qu’elle se transforme en immondices. On dirait qu’ils l’achètent exprès pour la balancer à la poubelle. Des gens qui achètent des immondices pour les jeter à la poubelle et aller se coucher tranquilles. Des boîtes emboîtées dans des boîtes, du papier empaqueté dans du papier, du plastique plastifié qui traverse l’Italie et le monde sur les autoroutes hiver comme été pour être jeté dans une poubelle à l’étranger. Si ça se trouve ce lait a été produit à l’autre bout du monde. On trait les vaches en Pologne, on écrème le lait en Hollande et on le vend en Italie. Et quand il se transforme en immondices il finit dans une décharge napolitaine, on l’emballe dans les Abruzzes, il voyage en train jusqu’en Allemagne où un ouvrier turc défait la balle, différencie, recycle et revend le plastique qui va servir à faire la bouteille de lait. Et toi tu rachètes du lait pour le laisser tourner au frigo. Parce que tu n’as pas le temps d’en boire, parce que tu fais trois boulots, parce que la fois où tu avais quatre sous de côté la banque t’a dit « investis ton argent, achète des actions Parmalat » et que tu es devenu un nouveau pauvre et que la télévision parle de toi quand elle parle des Italiens qui « n’arrivent pas à la fin du mois », c’est comme ça qu’on dit. La fin du mois, la fin de l’année, la fin du monde en direct à la télé. Que des produits à date de péremption.

En 260 pages, Ascanio Celestini nous prouve aussi à nouveau que la grande et forte littérature, la plus passionnante, fait résolument plusieurs choses à la fois, et que de cet imbroglio apparent surgit la plus réjouissante lumière : peinture socio-politique accablante, roman d’intrigues et de secrets familiaux à suspense, quête presque policière, situations cocasses et monologues intérieurs d’une irrésistible drôlerie ; « Lutte des classes » nous offre tout cela, et bien plus encore, en un très grand texte.

Ce qu’en dit superbement ma collègue et amie Charybde 7, désormais également présente sur ce blog, est ici.

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Ascanio Celestini

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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