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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Robledo » (Daniele Zito)

Et si on prétendait avoir trouvé un travail ? Une dystopie fascinante sur le sens du travail et la force de la fiction.

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À l’heure où le rapport entre travailler et gagner sa vie tend vers sa dissolution, le deuxième roman de Daniele Zito (et le premier traduit en français) paru en 2017, traduit de l’italien par Lise Chapuis pour Christian Bourgois éditeur, imagine, une dystopie proche et dérangeante où les chômeurs décident, pour redonner un sens à leur vie, de travailler sans salaire et sans contrat dans des grandes entreprises, s’y insérant comme des passagers clandestins.

« Le monde est plein d’endroits où l’on peut roder comme des spectres.
J’aurais pu travailler comme plongeur dans un McDo, comme magasinier dans un Leroy-Merlin, comme manœuvre dans un de ces chantiers du nouveau périphérique, comme vendeur chez H&M, comme serveur au Hilton. Qui donc m’aurait remarqué ? 
Essayez, vous aussi, d’entrer dans la tête d’un de ces fantômes. Ce n’est pas difficile, au fond. Il suffit de laisser un tout petit espace à l’idée qu’on peut travailler sans rien attendre, strictement rien, en échange. »

Le livre se présente comme les cahiers d’un journaliste disparu, Michele Robledo, personnage créé de toutes pièces par Daniele Zito. Ce journaliste disparu de manière mystérieuse a enquêté sur les travailleurs fantômes, et leur réseau clandestin TPT, le Travail Pour le Travail. Les membres de cette organisation secrète à la fois révolutionnaire et réactionnaire, chômeurs ou travailleurs lassés de leur précarité, finissent par rejoindre les rangs des salariés des grandes enseignes telle qu’Ikea ou Décathlon pour devenir des salariés fantômes, empruntant ce qu’ils appellent leur « chemin de libération », jusqu’à l’épuisement de leurs ressources.

« Une opinion très répandue soutient que le mouvement du Travail pour le Travail a été financé par les multinationales afin de créer ceux que, d’un terme un peu trop violent, on nomme « les esclaves 2.0 », c’est-à-dire une armée de réserve à l’échelle mondiale, éloignée de toute forme de relation contractuelle et prête à affronter le sourire aux lèvres n’importe quelle exigence de production. Si l’on en croit les auteurs de cette hypothèse, l’Italie a été choisie comme laboratoire politique de ce nouveau type d’expérience. Si les résultats s’avèrent fructueux, elle sera exportée dans le reste du monde. »

® Daniel Canogar, Zero gravity

Assemblage de cahiers controversés rédigés par Robledo, interviews, traces ou billets d’adieu rédigés par les membres du TPT, textes peut-être contrefaits par la police, le roman est une enquête présentée avec le plus grand sérieux tout en étant constamment placée sous le signe du doute, doutes sur les sources ou la véracité du récit diffusés par des autorités incertaines. De manière insidieuse, Daniele Zito évoque ainsi non seulement les contradictions de notre rapport au travail mais aussi la manière piégée dont la réalité est représentée dans notre société et en particulier dans les médias, constamment cités sous des faux noms, comme s’ils étaient les fragments d’un énorme canular.

En brossant de la sorte ce portrait d’un monde terminal du travail, par la plume d’un journaliste lui-même travailleur fantôme avant cette enquête dans sa propre rédaction, «Robledo» parvient à montrer de manière sombre, féroce et poétique, comment la fiction peut s’emparer de nos contradictions et en jouer, et partant, à déployer la puissance de la fiction.

«Je suis une sonde. Quelqu’un m’a glissé dans un trou, je pénètre strate par strate la chair molle du désespoir social, je suis les traces de ce qui reste du monde du travail, je sers au carottage, au prélèvement en profondeur.
De temps à autre, je repense à mes livres. Je n’avais rien compris : tout ce que j’avais lu et écrit appartient à une époque désormais révolue.»

Le procès de France Telecom et de ses anciens dirigeants nous a récemment cruellement rappelé qu’on peut se tuer à la tâche. En écho aux «Petites natures mortes au travail» d’Yves Pagès, poussant la logique et l’humour féroce du «Lutte des classes» d’Ascanio Celestini jusqu’à un point extrême pour montrer l’absurdité des valeurs habituellement associées au travail, «Robledo» capte avec une imagination et une force singulière la réalité des excès du capitalisme qui poussent les salariés à bout, la décomposition du marché du travail en même temps que le sort absurde des salariés prêts à tout pour retrouver un emploi et qui n’entrevoient d’autre choix que d’aller jusqu’au bout dans l’acceptation d’un système qui souvent les broie.

Claro en parle magnifiquement sur Le Monde des Livres ici, et la librairie Ptyx ici.

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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