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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Paris insolite » (Jean-Paul Clébert & Patrice Molinard)

L’exploration poétique et crue des marges du Paris de 1950 – et de toujours, peut-être.

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Publié en 1952, somptueusement réédité chez Attila en 2009, le premier récit / essai de Jean-Paul Clébert est l’un de ces ouvrages qui marquent durablement une lectrice ou un lecteur.

Dans les 350 pages de ce « roman aléatoire », ainsi qu’il le sous-titra lui-même, Jean-Paul Clébert démontre qu’il n’est nul besoin de grands espaces, de forêts, de montagnes et de routes à tailler interminablement pour s’établir clochard céleste ou vagabond solitaire. Arpentant sans relâche, SDF avant l’heure et volontaire (statut qu’il doit, tout au long, toujours prudemment dissimuler sauf auprès de connaissances de cloche devenues amies ou presque intimes), le pavé et l’asphalte parisiens, les jardins secrets et les friches périphériques, les brocantes officielles et les puces officieuses, les bistrots incertains et les lits clandestins, il nous offre une passionnante, instable, presque folle pérégrination recensant au hasard des rues et des rencontres un Paris invisible, dont on ne peut qu’apprécier en son for intérieur la dérive incessante qui l’amènerait à aujourd’hui.

Je pourrais obliquer vers la droite ou vers la gauche, retrouver ce qui reste de la zone, y chercher dès ce soir un gîte dans les communautés de villas en tôle ondulée des chiffonniers, ou faire le grand tour de la capitale comme les relégués interdits de séjour qui campent à Gennevilliers, à la lisière du département, et rôdent aux abords des boulevards extérieurs, n’osant se décider à pénétrer dans le labyrinthe dangereux des couloirs macadamisés, je pourrais aller m’installer en honnête compagnie dans les carrières de Montreuil ou tant d’autres abris de la proche banlieue. Mais je ne peux résister à l’envie de remonter tout de suite l’avenue d’Italie, de marcher plus vite vers les quartiers vivants, malgré les interminables boulevards vides, la traversée de Paris étant plus longue que celle d’un département. je ne jette qu’un bref coup d’œil vers les bistrots-tabac, je lorgne en vitesse les autobus, les platanes, les pissotières, je hume tout surpris l’odeur de l’essence et de la grosse bête citadine. Je me hâte. Tant pis pour ce soir. Encore une fois, je la sauterai. Mais j’ai trop envie de voir la gueule d’un copain, de connaître l’indicible plaisir naïf d’entrer dans un café familier, de serrer des mains, de dire du ton le plus tranquille : « Comment vas-tu ? », de jouer à l’innocent personnage qu’une absence d’un an ou deux laisse indifférent et qui se remet à sa belote comme à une partie interrompue la veille. Plaisir fugace d’ailleurs, car dix minutes après je raconte ma vie, deux heures après tout le monde sait par quels aventureux avatars j’ai réalisé le tour de force quotidien de la vie, et on en redemande, et je suis tout prêt à recommencer mon récit, car les plus sérieux des auditeurs ont droit aux détails, à la récolte des expériences accumulées, jamais inutiles, sur le vagabondage. Les bistrots sont faits pour ça.

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« Authentifié » par 115 photographies de Patrice Molinard, pieusement reprises dans l’édition d’Attila, ce récit est loin de ne fournir qu’une passionnante anthropologie de la marge, dans l’après-guerre parisien. Gouailleur, enlevé et néanmoins songeur plus souvent qu’à son tour, il nous offre aussi une extraordinaire réflexion sur la société de juxtaposition et d’intégration, sur la béance de l’argent qui fait défaut, sur la débrouille quotidienne, sur l’illégalité affleurante ou assumée, réflexion qui, paradoxalement, n’a guère vieilli en 2015, plus de soixante ans après la parution de cet ouvrage précurseur, si difficile à classer.

Une somme baroque.
Mais c’est impossible. Il y a trop de choses à dire.
Il faudrait y consacrer des années, et l’épaisseur d’un tel livre rebuterait l’éditeur avant le lecteur. J’ai tant de notes prises en deux ou trois ans de vagabondages intra-muros, crayonnées et empilées en vrac, Dieu sait où, et plus nombreuses encore dans ma tête, tant de visages, de dialogues, de toiles de fond, de prises de vues des bas quartiers où la vie est animale, dangereuse, cachée, de ce terre-à-terre exemplaire où règnent la loi de la jungle et le démerdage, où pleuvent les miracles, où l’on tire les jours plus vite que les bouffées d’une cigarette, tant de choses vues, entendues, devinées, à hurler sur la place publique ou à tenir secrètes pour n’être pas de la race des condés, tant et tant que j’ai dû limiter mes dix pages d’écriture quotidienne à l’éjaculation lente et spasmodique des premières à venir, dans un désordre imprévisible, selon l’humeur d’une mémoire qui fait des siennes, me joue des tours, et au milieu de la quête régulière et obsédante d’un repas et d’un toit tranquille. Et cela me fout le cafard, car chaque visage, chaque dialogue, chaque rue étroite, chaque coin sombre, chaque bistrot lumineux mériterait un volume entier et bourré comme une cantine, de renseignements, tuyaux, détails, anecdotes, commentaires…
Or, tant pis, il faut se résigner, laisser filer la plume.
Et aussi bien, ceci n’est pas un Baedeker à l’usage des touristes.

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Dureté à fleur de pavé comme générosité inattendue irriguent ce parcours électrique, dont la flânerie et la dérive (c’est l’excellent Britannique Merlin Coverley, dans son « Psychogéographies ! », qui m’a convaincu en ce début d’année d’arracher le Clébert de la montagne à lire où il se morfondait chez moi depuis un certain temps, comme le « Rue des Maléfices » (1954) de Jacques Yonnet, pour enfin m’y plonger avec délices) annoncent et anticipent de plus d’une manière le travail contemporain de redécouverte de l’exploration des interstices de la mégalopole globale.

Rien n’est plus épouvantable que le repêchage en Seine de cadavres qui s’en vont à vau-l’eau couler des jours meilleurs dans un autre univers, gosses maltraités et incompris, filles engrossées et abandonnées, chômeurs inadaptables, follingues obsédés, tous ces types de roman-feuilleton qui ont la vogue des lectures populaires et dont le spectacle cramponne les badauds comme des insectes scatophiles sur des merdes neuves. Les pompiers ceinturés et casqués comme au-devant d’un cataclysme citadin battent doucement la flotte, tâtent le fond avec des perches, trempent et promènent des grappins, ancres à quatre pointes, horribles instruments de torture qui vous hérissent l’épiderme à leur seule vue, vous font souhaiter que les crochets ne se plantent pas dans la chair tuméfiée et ne la crèvent comme une baudruche. Les riverains depuis des heures guettent le moment où la masse blanche et molle montera vers la lumière, sera attachée par des cordes le long du bateau et traînée comme ça, flottant la tête haute, le ventre bombé faisant péter les derniers lambeaux du linge de corps, monstre marin asexué et terrifiant dont l’odeur pressentie est dégueulante… Mais il n’y a que cinq baraques de secours le long de la Seine, pour sept sur le canal. Et c’est bien compréhensible. Le nombre des suicides entre la Râpée et les Moulins de Pantin est bien plus élevé que dans la partie touristique du fleuve. Le décor est là pousse-au-crime.
Le Grand Canal est le plus horrible décor de la ville.

Maîtrisant à la perfection une langue bien personnelle, poétique et crue à la fois, très directe et néanmoins très réfléchie, Jean-Paul Clébert donne aussi vie, au coin des ruelles, des fossés, des clandés et des potagers urbains, aux ombres des amis de Nestor Burma, à ceux que Léo Malet faisait arpenter les espaces interlopes des « Nouveaux Mystères de Paris », plusieurs chapitres créant tout particulièrement l’écho vagabond de « Brouillard au pont de Tolbiac » (1956).

Délaissant Paris à la fin des années 60, l’auteur s’est consacré jusqu’à sa mort en 2011 à composer de très nombreux récits et essais sur la Provence et sur le sud de la France, textes que j’ai également bien envie de découvrir à présent.

Pour acheter le livre chez Charybde, dans la magnifique édition Attila, c’est ici, et en poche chez Points, c’est .

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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