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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Vingt sonnets à Marie Stuart » (Joseph Brodsky)

Translator in fabula, dans vingt sonnets d’amour et de malice lumineuse.

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Vingt sonnets

Publiée début 2014 aux Doigts dans la Prose, cette somptueuse édition quadrilingue des « Vingt sonnets à Marie Stuart » de Joseph Brodsky, parus à l’origine en 1977, en russe, constitue en soi, que l’on aime d’ailleurs profondément l’immense poète nobélisé en 1987 (comme c’est mon cas) ou non, une grande leçon de littérature, en action et en création.

Nés d’une rencontre, d’une interpénétration, voire d’une fusion, entre le souvenir intime d’une femme aimée et la statue de la reine écossaise trônant au jardin du Luxembourg à Paris, ces vingt sonnets portent sans doute mieux que beaucoup de textes de Joseph Brodsky la musique très particulière qui fut la sienne pendant plus de trente ans, mélange rare d’érudition phénoménale glissée avec bonheur et discrétion au fil des vers, de sens du contraste entre le hors normes et le quotidien le plus banal, de force dans la quête insensée des absolus et d’humilité face aux vicissitudes du réel, musique dont, d’une toute autre manière que dans sa poésie proprement dite, la grande promenade vénitienne d’ « Acqua Alta » donnait aussi un formidable aperçu. Ici, derrière l’amour passé et la figure tragique de la reine poétesse décapitée, Joseph Brodsky rappelle aussi, presque à chaque vers, à quel point Paris et la France (dont les « Vingt sonnets » pourraient presque se lire comme une lecture culturelle intime à part entière) avaient du sens et de l’importance pour ce Russe américanisé ayant adopté Venise pour y revenir sans cesse et y être finalement inhumé.

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Marie Stuart au Luxembourg

Le magnifique cadeau de l’éditeur au lecteur est ici d’avoir proposé le texte simultanément dans quatre versions : la version d’origine, en russe, datant de 1974 ; la traduction en anglais par Peter France, revue avec l’auteur lui-même, en 1988 ; la traduction française de Claude Ernoult pour Gallimard, à partir du texte russe, en 1987 ; et la traduction d’André Markowicz, publiée en revue, également en 1987, à partir du texte russe également, jamais reprise en livre, revue et corrigée pour cette initiative des Doigts dans la Prose.

Grâce aux deux versions françaises, au minimum, et aux textes russe et anglais selon sa maîtrise ou ses notions de ces deux langues, le lecteur se voit ainsi offrir un rare et précieux regard dans les coulisses de la traduction littéraire, et tout particulièrement de la traduction de poésie, espace mystérieux s’il en est, dont témoignent si vivement les écarts observables entre les quatre « agencements de mots » retenus pour véhiculer le sens, l’image, la résonance générale et intime, et que commente avec ferveur et intelligence André Markowicz dans sa brève postface (située au centre du volume imprimé tête-bêche, permettant ainsi de goûter directement aux juxtapositions Ernoult / Markowicz et Brodsky / France d’un côté du livre, Brodsky / Markowicz et Markowicz / France de l’autre côté) que l’on serait bien tenté de citer intégralement.

VI France

par Peter France et Joseph Brodsky.

L’éditeur a eu l’idée de publier un livre quadrilingue : le texte russe, le texte anglais que Brodsky a établi avec l’aide de ce slaviste et traducteur éminent qu’est Peter France, le texte français de ma traduction, et le texte français de Claude Ernoult (écrit, de fait, dans une autre langue que la mienne, à partir de présupposés différents – et ce texte était déjà atypique en ce qu’il proposait une version en sonnets français au lieu des vers libres habituels pour une traduction de poésie en France). Ma traduction (je ne connaissais pas la version anglaise en 1987) est construite sur les mêmes jeux, sur la fidélité à la forme ; ce n’est pas par hasard. Brodsky est l’auteur, en russe, de traductions sublimes de John Donne ou de Constantin Cavafis. Mais il a vécu vingt-cinq ans dans un monde anglophone, et a traduit lui-même ses poèmes en anglais. Ce faisant, il a gardé la même méthode qui consiste à respecter strictement la forme et se servir de cette transposition non pour s’écarter du sens mais, au contraire, pour le servir, parce que le texte est un tout organique, et qu’il n’y a aucun moyen de séparer la forme et le fond. Et lui et moi, chacun à notre échelle, chacun à notre façon, nous sommes des traducteurs russes qui s’expriment dans une autre langue que la leur, mais qui ne peuvent que poursuivre, à leur corps défendant, une tradition aujourd’hui vieille de deux siècles et fondamentale dans l’histoire de la littérature russe, celle de la traduction de poésie.

 

VI Ernoult

par Claude Ernoult.

Pour chaque sonnet, il est ainsi à la fois pleinement délectable et joliment angoissant de tenter de saisir la manière dont chacun des traducteurs propose de refléter une allusion, une intention, un rythme, une cohérence interne ou un saut quantique poétique, au coin d’une ligne, d’un enjambement ou d’une ellipse. Dans le sonnet VI, par exemple, celui qui se réfère le plus directement, en le pastichant, à Pouchkine, les choix de Peter France, de Claude Ernoult et d’André Markowicz laissent apparaître leurs différences radicales – qui pourraient causer au lecteur quelque inquiétude, confronté ainsi à cette incertitude fondamentale d’une lecture en traduction : comment le même texte d’origine peut-il fournir des dérivés en langue étrangère aussi éloignés ?

C’est ainsi que ce petit livre magnifique ne nous offre pas seulement une plongée brutale et enjouée au cœur de l’art de Joseph Brodsky, mais aussi – et peut-être surtout – une confrontation lumineuse à cette réalité connue, mais toujours, plus ou moins consciemment, éludée, que la répétition intérieure, comme un mantra rassurant, du lector in fabula, n’épuise pas : toute littérature sans doute, mais toute poésie à coup sûr (ce qui fait sa beauté suprême et sa puissance), lance des balles obscures qui ne prennent sens et lumière qu’au contact de leur cible, toujours différente, toujours renouvelée. L’art du traducteur de poésie, comme le rappelle ici André Markowicz, n’aurait ainsi, au fond, qu’assez marginalement à voir avec la question de la fidélité (à quoi exactement, in fine ?), mais bien davantage à la quête sans fin de l’impact intime, de la répétition toujours subtilement autre d’un mystère restant entier, celui du pouvoir ambigu des mots agencés par un auteur sur l’esprit d’un lecteur.

VI Markowicz

par André Markowicz.

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Il reste bien entendu pour obtenir cet effet si rare, en réalité (combien de textes imprimés se révèlent-ils bien incapables de produire quoi que ce soit de l’ordre de cet impact multivoque, « créant plusieurs choses à la fois » comme le disait Claro lors d’une rencontre à la librairie Charybde pour les dix ans de la collection Lot 49 ?), à pénétrer la langue, les références implicites et les rythmes d’une écriture marquée, à deviner des intentions et parier, joueur, sur certains sens, pour porter, ailleurs, avec succès, le fer rougi. Et c’est ainsi que ces quatre auteurs (même si trois d’entre eux se font modestement appeler « traducteurs ») sont grands, et que ce livre nous permet de le saisir, réellement.

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La lecture détaillée par Zoé Balthus sur l’Anagnoste est ici. La lecture de Claro, accentuant les interstices de la création traductrice (d’une bien belle manière, dont on comprend d’ailleurs fort mal qu’elle puisse offusquer l’éditeur), sur son Clavier cannibale, est ici. La belle page consacrée à cette aventure poétique et éditoriale par David Marsac, des Doigts dans la Prose, dont je ne comprends par ailleurs pas toujours les colères, sur son blog, est .

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Joseph-Brodsky-007

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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