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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Acqua Alta » (Joseph Brodsky)

Sans doute l’une des plus rusées et des plus belles déclarations d’amour à Venise jamais écrites.

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Acqua Alta

Publié en 1992, quatre ans avant son décès, traduit en français dès 1992 par Benoît Cœuré et Véronique Schiltz chez Gallimard, cette courte prose du poète et prix Nobel de littérature 1987 Joseph Brodsky constitue certainement l’une des plus émouvantes, intelligentes et sophistiquées déclarations d’amour à la ville de Venise de la part d’un écrivain.

De son premier contact avec la lagune, en 1972, jusqu’à sa mort en 1996, Joseph Brodsky, une fois chassé d’Union Soviétique pour parasitisme social et une fois installé aux États-Unis, ne cessera plus de revenir à Venise, presque tous les ans, et de préférence en hiver. Les cent dix pages de ce récit aussi alerte que méditatif tentent de fournir quelques clés de cette fascination amoureuse, à la manière que le poète affectionne, mêlant anecdotes plus ou moins travesties et essentialisées aux considérations personnelles ou universelles, subtilement poétisées.

Parfois réactionnaire et grognon, parfois illuminé de beauté, capable de passer en un paragraphe d’une gentille paillardise à une érudition sans faille restant toujours digeste, Joseph Brodsky nous offre une ode très personnelle à une Venise qui n’est ici que rarement celle des cartes postales et des touristes occasionnels, sans devenir celle, invisible, des Vénitiennes et des Vénitiens, mais bien celle qui naît d’une longue et intense familiarité reconduite d’année en année.

Une lecture vraisemblablement indispensable pour toutes les amoureuses et amoureux de Venise et du langage.

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« Il y a de cela des lunes, le dollar valait 870 lires et moi j’avais trente-deux ans. Le globe de son côté était plus léger de deux milliards d’âmes, et le bar de la stazione où je venais d’arriver par cette nuit froide de décembre était désert. J’étais là debout à attendre que la seule personne que je connusse dans cette ville vienne me chercher. Elle était très en retard.
Tout voyageur connaît cet état incertain, ce mélange de fatigue et d’appréhension. On contemple les cadrans des horloges et les horaires, on scrute le marbre veiné à ses pieds ; on inhale de l’ammoniac et cette odeur sourde que dégage la fonte des locomotives par les nuits froides d’hiver. Je faisais tout cela. »

« Une odeur est, somme toute, une atteinte au dosage normal en oxygène, son invasion par d’autres éléments – méthane ? carbone ? soufre ? azote ? En fonction de l’intensité de cette invasion, on obtient une senteur, une odeur, une puanteur. C’est une affaire de molécules, et le bonheur naît sans doute à l’instant où vous repérez que les éléments de votre formule personnelle ont été libérés. Il y en avait là tout un tas, dans la plus totale liberté, et j’eus l’impression d’être entré dans mon autoportrait flottant dans l’air froid. »

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« C’était une nuit de vent, et avant même que ma rétine ait enregistré quoi que ce soit, je fus submergé par une sensation de bonheur total : mes narines étaient frappées de ce qui en a toujours été pour moi le synonyme, l’odeur des algues glacées. Pour certains, c’est l’herbe fraîchement coupée ou le foin ; pour d’autres les senteurs de Noël : aiguilles de pin et mandarines. Pour moi, ce sont les algues glacées – en partie à cause de la sonorité de l’expression elle-même, quasiment une onomatopée (en russe, algues est un mot superbe, vodorosli), en partie à cause de la vague incongruité et du drame subaquatique que suggère cette notion. Il est des éléments dans lesquels on se reconnaît ; à l’époque où je respirais cette odeur sur les marches de la stazione, cela faisait beau temps que drames cachés et incongruités étaient devenus mon fort. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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