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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « La pièce d’or » (Ken Bugul)

Le conte de la pièce d’or, comme image ultime d’une reprise en leurs propres mains de leur destin par certains peuples africains face à leurs élites corrompues.

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la pièce d'or

Publié en 2006 chez Ubu Editions, intercalé entre « Rue Félix-Faure » et « Mes hommes à moi », le septième roman de la Sénégalaise Ken Bugul était sans doute, à côté de son « La folie et la mort » de 2000, son plus directement politique à date, annonçant par ailleurs à bien des égards la « synthèse » qu’accomplit en 2014 « Aller et retour ».

Dans un pays non spécifié d’Afrique, dont toutefois la capitale tentaculaire s’appelle Yakar et qui dispose d’une deuxième ville du pays présentant toutes les caractéristiques de Saint-Louis, l’itinéraire d’une petite famille de l’arrière-pays décrypte magistralement la « liberté ratée » des années 1960 et le terrible destin d’enfouissement sous la corruption, l’impéritie et l’iniquité qui semble être le lot de ces pays d’Afrique de l’Ouest à « transition démocratique réussie dans la ploutocratie » après que le pouvoir gaulliste leur ait octroyé leur indépendance.

« Pourtant, avant les années soixante, le peuple mangeait à sa faim. On pouvait même dire que le peuple vivait bien. Même après les années soixante, le peuple continuait à assurer les cultures de rente dont l’ancien occupant avait besoin. Avec les revenus qui s’amaigrissaient avec les nouveaux occupants, les gens achetaient du riz, du macaroni, du « couscous Garbit, c’est bon comme là-bas, dis ! », de la tomate concentrée » di pomodoro », le tout mis dans des sacs en plastique qui contenaient des sachets en plastique, qui contenaient des cornets en plastique. Car le plastique était partout. La sécheresse mit fin à tout, sauf au plastique. C’était du plastique qui ne se dégradait pas comme la nouvelle occupation. Et la concurrence internationale et le libéralisme économique et la corruption institutionnalisée donnèrent le coup de grâce. Des mots auxquels ne comprenait rien le peuple déçu depuis les années soixante. »

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« Et Moïse allait et venait dans un sens et dans l’autre. Moïse n’arrêtait pas de marcher. Son corps luisant de sueur, son T-shirt sur une épaule ou tenu à la main, par temps de chaleur. Il ne prenait du répit que quand Alioune Sow ou Lam’s venaient le retrouver. Moïse disait à l’un ou à l’autre qu’il aurait tant aimé revoir sa mère. Mais il ne pouvait pas aller à sa recherche. Il ne voulait pas la trouver. Elle devait être dans le ventre de Yakar, le monstre qui ingurgitait la misère du peuple.
Alioune Sow lui promit que le lendemain il irait vers les décharges. Il avait entendu dire que le peuple qui arrivait s’entassait au pied de la grande montagne, la Montagne Sacrée. L’Horaire, paraît-il, ne rentrait plus dans Yakar. Il s’arrêtait maintenant non loin de cette montagne, car l’entrée de Yakar était bloquée par les décharges.
Et le bruit lourd et sourd montait de plus en plus de la terre. »

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L’ampleur de l’exode rural vers la métropole congestionnée, métaphorique tas d’ordures qui va toujours grossissant (et qui convoque au passage d’étonnantes résonances avec le tout récent « Corps à l’écart » d’Elisabetta Bucciarelli, comme avec le formidable travail photographique « Permanent Error » de Pieter Hugo,sur la gigantesque décharge d’Agbobloshie, au Ghana, l’une des plus grandes d’Afrique et du monde en ce qui concerne les matériels électroniques usagés), miroir aux alouettes auquel toutes et tous finissent par se rendre, comme fin en soi ou comme tremplin au mythique départ vers le « Nord » et son émigration clandestine, incarnés par le bus fatidique, « l’Horaire » qui vide la campagne pour alimenter la décharge humaine et la machine à accroître le malheur. Jusqu’à ce qu’un espoir, mince mais réel, se fasse jour, incarné par la pièce d’or de la fable…

Attachant et dur, un conte moderne jouant à merveille de ses différents registres pour figurer parmi mes textes préférés de Ken Bugul.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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