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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Ken Bugul – Glissement et fonctionnements du langage littéraire » (Christian Ahihou)

Malgré quelques menues faiblesses, une belle étude des ressorts langagiers de l’écriture de Ken Bugul.

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Ahihou

Aujourd’hui professeur associé de littérature francophone  de l’Université du Nevada à Reno, Christian Ahihou, master PhD de l’Université de Floride après avoir poursuivi ses études jusqu’en licence à l’université béninoise d’Abomey-Calavi, est l’un des rares spécialistes mondiaux de la littérature de la grande Ken Bugul. En deux volumes aux éditions L’Harmattan, « La langue littéraire » en 2013 et celui-ci, « Glissement et fonctionnements du langage littéraire », en 2017, il opère une percée décisive dans la langue et les mécaniques associées de la grande autrice sénégalaise (beaucoup plus connue désormais en France depuis qu’elle apparaît sous les traits romancés de Marème Siga D. dans le récent prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, « La plus secrète mémoire des hommes »).

Dans le deuxième livre que voici, mes analyses s’étendent sur les différents usages artistiques que fait Ken Bugul elle-même de sa langue littéraire dans l’écriture de ses romans. Mais plus qu’une étude du style bugulien, ce que je propose dans ce livre-ci est une nouvelle approche de lecture qui porte sur la manière d’écrire de l’artiste-écrivain. Même si généralement les gens (le critique littéraire tout comme le lecteur lambda) s’intéressent beaucoup aux thèmes qu’aborde Ken Bugul dans ses romans, il n’existe malheureusement que très peu d’études littéraires qui portent sur ses manières d’écrire (son style) et les approches de lectures dont il faut avoir conscience pour lire ses romans. Le présent ouvrage supplée donc à cette carence de la critique littéraire et constitue non seulement un outil de travail pour l’enseignant, mais aussi pour les étudiants des lycées et universités où la chose bugulienne se partage.

Pour la lecture qu’il propose ici, Christian Ahihou s’appuie au premier chef sur la notion de glissement en littérature, dérivée des travaux d’Alain Robbe-Grillet et de Roland Barthes, joliment mâtinés de ceux de Michel Foucault, et déjà largement appliquée à Ken Bugul par ses soins dans sa thèse de doctorat de 2012 (« Langue et langages littéraires chez Ken Bugul – Techniques et effets de glissement dans l’écriture du roman »). Lecture riche indéniablement, elle demeure à mon sens quelque peu parcellaire, renvoyant dès la page 26 à une simplification des thèmes parcourus par Ken Bugul, simplification dont la vertu heuristique est sans doute appréciable, mais qui entraîne sans doute fatalement une forme de point aveugle involontaire, pour emprunter une notion chère à Javier Cercas. Bien entendu, il y a une forte cohérence interne entre les plus « autobiographiques » des romans de la Sénégalaise (ayant d’ailleurs, rappelons-le, longtemps vécu au Bénin) : mais « Le Baobab fou » (1984), « Cendres et braises » (1994), « Riwan ou le chemin de sable » (1999), « De l’autre côté du regard » (2003) et « Mes hommes à moi » (2008) ne doivent pas conduire à écarter quelque peu cavalièrement les romans plus débridés, plus inventifs et moins « réalistes » que sont « La folie et la mort » (2000), « Rue Félix-Faure » (2005) et « La pièce d’or » (2006), tentation à laquelle Christian Ahihou ne résiste ici que mollement. Il « bute » d’ailleurs, bien ennuyé, sur les hybrides que sont de ce point de vue « Aller et retour » (2014) et « Cacophonie » (2014), en attendant « Le trio bleu » (2022), roman postérieur à la présente étude, qui ne pouvait donc naturellement être pris en compte à son tour.

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Le langage littéraire n’est pas celui que régit la grammaire. Certes, il est un langage sonore que permet l’agencement des lettres à l’écrit ; mais cet agencement ne se fait plus strictement selon l’ordre grammatical de ces lettres dans le mot, la phrase et le texte. C’est pour cette raison qu’au cours d’un entretien que j’ai eu avec elle en août 2009 dans son domicile à Porto-Novo au Bénin, Ken Bugul, pour caractériser son propre langage romanesque, a surtout mis l’accent sur sa musicalité, soit ses rythmes et ses intensités. Pour s’entendre écrire, dit-elle, elle a besoin d’incorporer à chaque thématique de récit qu’elle produit, une rythmique et une intensité qui lui correspondent. Rythme et intensité sont ainsi les deux facteurs musicaux qui priment dans le langage poétique de ses romans. Qu’est-ce donc le rythme et qu’est-ce aussi l’intensité ?

Pas toujours exempt de truismes ni de remarques peu spécifiques quant à l’autrice, « Glissement et fonctionnements du langage littéraire » demeure un ouvrage précieux, par la méticulosité de ses recensements stylistiques, par la conviction admirative qui l’anime, et par la volonté manifeste de donner une puissance théorique démultipliée à la pratique langagière de Ken Bugul. Les amatrices et amateurs de ces mers plus ignorées et de ces paysages transversaux y trouveront indéniablement leur bonheur, s’ils savent passer outre aux quelques menues faiblesses rencontrées au fil des pages.

« Cette utilisation de l’oralité n’est pas du tout un jeu décoratif, un moyen de créer une certaine couleur locale. Dans certains cas, elle est une stratégie narrative, un dispositif structurel, comme par exemple dans Le Baobab fou de Ken Bugul. (…) Alors, cette forme de récit peut être considérée comme la reproduction structurelle en littérature d’un élément important d’oralité – à savoir une généalogie – qui situe l’individu dans le temps et dans l’espace et par rapport aux ancêtres ainsi que la communauté actuelle. » (Irène d’Almeida, « Francophone Women Writers: Destroying the Emptiness of Silence », 1994)
Si le chant ou la récitation des généalogies qui est le propre des griots dans certaines sociétés traditionnelles africaines peut aussi être considéré comme une catégorie d’art à part entière, on ne peut qu’alors l’adjoindre aux relents autobiographiques et mythologiques déjà avérés du roman Le Baobab fou. En clair, le lecteur qui perçoit un récit d’assomption de soi de son auteur dans Le Baobab fou doit aussi savoir y déceler d’une part le récit de l’imaginaire du même auteur puis d’autre part sa tâche de griot avant de pouvoir bien rentrer dans l’univers de ce roman. Il n’y a pas une seule catégorie littéraire qui s’illustre dans l’écriture du roman Le Baobab fou. C’est un roman tout simplement parce que c’est le nom commercial que lui a donné la maison d’édition où il a été publié. Le texte qu’il contient ne relève pas d’une écriture limitée à une seule catégorie littéraire ; il s’étend plutôt à plusieurs d’entre elles à la fois.

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À propos de Hugues

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