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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Héros-Limite (suivi de) « Le chant de la carpe » (et de) « Paralipomènes » (Ghérasim Luca)

Une singulière poésie du bégaiement et du jeu sérieux avec les mots pour atteindre la grâce scandée.

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héros-limite

Ce volume consacré à Ghérasim Luca par la collection Poésie Nrf de Gallimard regroupe trois travaux réalisés à des dates bien différentes de son parcours poétique : si « Héros-Limite » (1953) appartient encore à une sorte de première période entamée en 1942, « Le chant de la carpe » (1973) et « Paralipomènes » (1976) précèdent immédiatement un silence de presque dix ans, qui ne s’interrompra que pour les dix dernières années de production de l’auteur, avant son suicide en 1994.

Le chant charnel, heurté, bégayé et pourtant, en un sens, joueur, de Ghérasim Luca n’est sans doute pas un « type » de poésie que j’aurais abordé spontanément, si je n’étais tombé sur la mise en musique de « Prendre corps » (l’avant-dernier poème de « Paralipomènes ») par Arthur H, réalisée en 2012 (dont on trouvera le lien en toute fin d’article), sachant que j’avais été auparavant pleinement émerveillé par la manière qu’avait su trouver le chanteur-musicien, avec Nicolas Repac, pour scander les textes de poésie antillaise de « L’or noir », et tout particulièrement ceux d’Aimé Césaire, d’Édouard Glissant et de James Noël.

Ghérasim Luca, dont il est témoigné – et dont certains enregistrements font foi – qu’il fut aussi un formidable « performer » vocal, tout en intensité et en flamme brûlante, ne s’est jamais complu – lui le Juif roumain tombé amoureux de la France, qu’il rejoindra définitivement en 1952, dans la douleur et via un détour israélien imposé par les autorités roumaines – dans une poésie de l’exil, de la larme ou de la perte, mais s’est confronté de tout son corps et de toute son âme à un combat presque physique avec les mots, allant extraire de leurs retranchements leurs significations les plus enfouies, provoquant les proximités des sons pour en extraire des éventualités de sens, avec une ferveur confinant parfois à la rage obsessionnelle.

J’ai du mal à évoluer à l’aise dans cette quête lorsque l’obsession d’une poésie du bégaiement créateur, même mâtinée d’une énigme logique parallèle, se veut presque exclusive, écrasant les significations à peine esquissées sous son flot obstiné et presque exclusif. Ainsi, « Héros-limite », « L’anti-toi », « La voie lactée », les textes regroupés sous « Le principe d’incertitude », ou encore la litanie de « Passionnément », peinent quelque peu à me toucher en profondeur. C’est lorsque des bribes de reconstruction patiente sous l’inondation semblent se faire jour que, tout à coup, l’illumination se produit.

« Note : Le zéro, ce rond zénith des chiffres, étant le, le zéro étant le chiffre du trou absolu, lu lu lubrifiant l’absolu, l’objet lubrifiant et absolu qui porte ce nom absolu n’a pas été construit comme les eaux, pas comme les nappes d’eau en été, pas, pas comme les autres, cet objet n’a pas été construit avec, pas avec des trous troués dans des seins, dans de simples feux, dans de simples feuilles de métal comme les autres, mais avec tous les trous du mon, du monde, réunis dans un tout, dans un grand rien du tout lubie lubie lubrifiant et absolu. » (« Héros-Limite »)

« C’est avec une flûte
c’est avec le flux fluet de la flûte
que le fou oui c’est avec un fouet mou
que le fou foule et affole la mort de
La mort de la mort de
c’est l’eau c’est l’or c’est l’orge
c’est l’orgie des os
c’est l’orgie des os dans la fosse molle
où les morts flous flottent dessus
comme des flots »
(« La morphologie de la métamorphose »)

Lorsque l’obsession prend la forme de l’exploration systématique de ce que allitérations, assonances, proximités incongrues des lettres découvrant des mots cachés, apportent dans la parole ainsi transfigurée, quelque chose de plus fort encore se produit : les textes de « La pierre philosophale » en sont l’exemple achevé. Tandis que lorsque l’espace se dilue sur la page et que la densité sémantique se raréfie, même si c’est peut-être pour mieux respirer, l’inspiration me semble s’affadir, s’échapper : les textes du « Verbe » l’illustrent.

gherasim luca

C’est sans doute dans « Paralipomènes », où les textes semblent enfin avoir dominé, épuisé, surmonté l’obsession de l’écoulement et de la répétition, qu’une fragile synthèse, flamboyante de beauté, peut se faire jour avec grâce, et aboutir éventuellement à cette ode amoureuse singulière, toute en rythme et en scansion, qu’est le « Prendre corps » de « La fin du monde ».

La préface d’André Velter est particulièrement éclairante, tant sur les aspects-clé de la biographie de Ghérasim Luca, que sur son propre regard sur sa poésie et sur son rapport à l’art.

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« Je te flore / tu me faune
Je te peau / je te porte / et te fenêtre  / tu m’os / tu m’océan / tu m’audace / tu me météorite
Je te clef d’or / je t’extraordinaire / tu me paroxysme
Tu me paroxysme / et me paradoxe / je te clavecin / tu me silencieusement / tu me miroir / je te montre
Tu me mirage / tu m’oasis / tu m’oiseau / tu m’insecte / tu me cataracte
Je te lune / tu me nuage / tu me marée haute / Je te transparente / tu me pénombre / tu me translucide / tu me château vide / et me labyrinthe / Tu me paralaxe / et me parabole / tu me debout / et couché / tu m’oblique
Je t’équinoxe / je te poète / tu me danse / je te particulier / tu me perpendiculaire / et soupente
Tu me visible / tu me silhouette / tu m’infiniment / tu m’indivisible / tu m’ironie
Je te fragile / je t’ardente / je te phonétiquement / tu me hiéroglyphe
Tu m’espace / tu me cascade / je te cascade / à mon tour mais toi
tu me fluide
tu m’étoile filante
tu me volcanique
nous nous pulvérisable
Nous nous scandaleusement / jour et nuit / nous nous aujourd’hui même / tu me tangente / je te concentrique
Tu me soluble / tu m’insoluble / tu m’asphyxiant / et me libératrice / tu me pulsatrice
Tu me vertige / tu m’extase / tu me passionnément / tu m’absolu / je t’absente / tu m’absurde
Je te narine je te chevelure / je te hanche / tu me hantes / je te poitrine / je buste ta poitrine puis te visage / je te corsage / tu m’odeur tu me vertige / tu glisses / je te cuisse je te caresse / je te frissonne / tu m’enjambes / tu m’insupportable / je t’amazone / je te gorge je te ventre / je te jupe / je te jarretelle je te bas je te Bach / oui je te Bach pour clavecin sein et flûte
je te tremblante / tu me séduis tu m’absorbes / je te dispute / je te risque je te grimpe / tu me frôles / je te nage / mais toi tu me tourbillonnes / tu m’effleures tu me cernes / tu me chair cuir peau et morsure / tu me slip noir / tu me ballerines rouges / et quand tu ne haut-talon pas mes sens / tu les crocodiles / tu les phoques tu les fascines / tu me couvres / je te découvre je t’invente / parfois tu tu te livres
tu me lèvres humides / je te délivre je te délire / tu me délires et passionnes / je t’épaule je te vertèbre je te cheville / je te cils et pupilles / et si je n’omoplate pas avant mes poumons/ même à distance tu m’aisselles / je te respire / jour et nuit je te respire / je te bouche / je te palais je te dents je te griffe / je te vulve je te paupières / je te haleine / je t’aine / je te sang / je te cou / je te mollets / je te certitude / je te joues et te veines
je te mains / je te sueur / je te langue / je te nuque / je te navigue / je t’ombre  je te corps et te fantôme / je te rétine dans mon souffle / tu t’iris
je t’écris / tu me penses »

Prendre corps – Arthur H par Raftery

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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