Poésie des cendres et jeu acharné de miroirs, ombres combattantes et corps multiples : un premier recueil de cercles à tracer et retracer.
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La bête s’épuise
La bête s’épuise, se fait oublier dans le corps. Mais j’ai peur d’ouvrir mon courrier, tant j’ai conscience d’être abattable à la moindre virgule.
Sortir de l’impossible TOUT en UN. Attraper l’ombre des mots entre les murs des maisons, entre leurs murs d’images et de murmures et de secrets qui palpitent comme des cœurs opérés.
Il y a tant de beauté que parfois je suis sur la ligne de l’insoutenable, debout à la place de l’impossible mot qui pourrait la contenir. À vouloir la ramener au bercail, à la contraindre aux murs du corps, elle les explose. À vouloir la nommer elle punit la langue en lui ôtant toute signifiance. À côté d’elle, le langage est vide et plat, abominablement fonctionnel, un vagin.
Certaines images regardées contre une certaine musique peuvent l’évoquer ; qui produit une sorte de démence héroïque. Je suis chaque brin du monde et je palpite d’un désir sans objet qui les embrasse tous. Mais quand je me retourne c’est l’autre dans le miroir qui me regarde et m’arrête.
L’autre dans le miroir où je me rencogne comme entre les arêtes d’un mur, comme entre le début et la fin de l’histoire que tous les soirs la voix déroule à l’enfant. Toujours la même. Un lieu fascinant et familier avant de basculer dans la terreur qui rôde. Et la voilà mutée et pulsée comme une volée de chauve-souris attaque l’air organique. Tout file dans un flux en-deçà du langage et je ne peux rien arrêter. Je sais qu’après le grand RIEN va s’ouvrir. Je suis épuisée de cette autophagie circulaire. L’araignée tisse sa toile, elle est sa propre proie.
Il y a l’œil qui la dissout.
Il y a l’œil qui ne la voit pas.
Goût de fanures.
La fleur allongée dans l’herbier n’est pas morte, elle pourrit.
Emma Moulin-Desvergnes, connue jusqu’alors pour ses publications dans les revues Borborygmes ou Dissonances, entre autres, et pour son activisme littéraire et artistique dans le cadre notamment des Mutants Anachroniques et de la Stase, nous offre ce premier recueil de poèmes, publié chez Black Herald Press en décembre 2019.
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Edmund Dulac, « Orphée et Eurydice », 1935
Cercles
Jour et nuit sous le tic-tac de l’horloge ne se décroisent. Le reste du temps n’existe plus hors de cet étirement extrême. Deux demi-cercles de parenthèse, la ligne droite d’une soustraction. Tous les symboles sont regroupés sous le signal lumineux SORTIE. Le cru de la chair empalé sur la herse de circonstances qui ont allure de stratagèmes même pour moi. Le vide est un mot bien trop plein.
Poésie crépusculaire et acérée, mobilisation générale, mathématique et symbolique, chorale aussi charnelle que cérébrale : si le travail d’Emma Moulin-Desvergnes, tel qu’il nous est donné ici à lire, à comprendre et à ressentir, peut convoquer, dans ses exergues comme dans ses interstices, Virginia Woolf et Anne Sexton (« Transpersonnel »), Edward Hopper (« Obsession d’intérieurs »), Francesco Bertolini, Giuseppe De Liguoro et Adolfo Padovan (« La pièce et le tiret »), Kiki Smith (« Mon Garde-robe »), Michel Foucault (« Cet espace blanc »), Marguerite Duras (« Lol’s cats »), Dylan Thomas (« Ipse ») ou bien Friedrich Nietzsche (« Transe »), c’est surtout par sa création langagière, par cette inventivité dans les verbes-valises et leurs conjugaisons (évoquant le travail crustacé sur la langue que mentionnait à demi-mot Claro dans son « Cannibale lecteur » ou dans ses commentaires personnels sur la traduction du « Jérusalem » d’Alan Moore), et par sa dimension décidément physique, pas si éloignée du corps mis en texte chez Gherasim Luca (l’un des poèmes ici s’intitule d’ailleurs sans innocence « Corpstexte »), qu’il – ce travail – se fait moteur et passionnant, éprouvant au sens noble du terme, et subtilement riche de sa cruelle nécessité.
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Vitrail, Kiki Smith
Canines
Il était une fois…
Petite, déjà, j’étais comme ombrée. À la fois nulle comme un zéro barré mais projetée par terre, sur l’écran de la rue, mais tirant une silhouette à la traîne. Ses proportions humoristiquement extravagantes aux miennes. Une syntaxe tordue.
Et c’est alors que.
Un jour tes yeux me voient, ils me Saint-Sébastiannisent avec cet air de jouir quand on meurt.
Ma vie ne s’additionne pas, je ne suis pas la somme des éléments qui me composent et TU ES ! Je n’ai plus d’écorce mais sous ton oeil je suis ultravivide. Je phosphoresciolle, j’arborèle, je t’épiclèse et t’incube au cycle de mon orbe. Tout sent l’éternel et le sang frais de l’ultravie qui palpite.
Frédéric Moulin (dont on a tant apprécié ici l’« Agora zéro » commis avec Éric Arlix), semi-homonyme et complice de l’autrice dans plusieurs aventures, nous offre de surcroît une lumineuse postface à ce mince et dense volume. Il y qualifie très justement cette écriture de « poésie des cendres », qui parlerait depuis « l’ombre d’un lieu, fantôme et projection ». Le plus long poème du recueil, « La robe », en constitue certainement une illustration particulièrement saisissante, avec sa revendication sous-jacente, formulée de plusieurs manières joliment ou cruellement insidieuses, d’être-plusieurs, dans le temps comme dans l’espace, et de pouvoir mêler intimement le funèbre glacé au joyeux éclatant.
Il faut, lectrice ou lecteur, tracer et retracer inlassablement en soi ces « Cercles » pour découvrir toutes les facettes de leurs pouvoirs mystérieux.
Funérailles naines
je ceinture de pierres
mon petit tertre de chair
ma boule atone de silence
je mâche la langue
sa viande vivante
ses mots infirmes
intimement connus
stupéfiée d’aboulie
j’allume la petite lampe
pour me faire un cœur
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