Onze incroyables nouvelles des confins où des mondes se frôlent.
Publié à l’automne 2013 aux singulières éditions associatives Dystopia Workshop, ce premier recueil de nouvelles de luvan (sans majuscule) frappe très fort. Il est bien rare que l’univers d’un auteur s’impose avec autant de puissance et de mystérieuse justesse en dix courtes nouvelles et une longue (« Le rapt ») qui est déjà presque un roman : les 10 nouvelles du « Serpentine » de Mélanie Fazi, les 21 du « Yama Loka Terminus » de Léo Henry & Jacques Mucchielli et les 24 du « Chien a des choses à dire » de Jean-Marc Agrati sont les trois ensembles qui me viennent spontanément à l’esprit pour référencer un tel choc cohérent.
Chez luvan, tout se passe aux confins, réels ou imaginés, dans un silence organique où la chair devine pourquoi elle souffre, dans une exploration lucide d’une limite arctique de l’existence, dans une communion avec des éléments glacés ou brûlants que l’on sent confusément liés à un au-delà du réel. Du feu qui couve sous la cendre, du cataclysme qui attend, de la violence prête à exploser dans sa nudité : la crudité de la chair à vif et de la mémoire qui peut surgir et déborder impose ici son omniprésence.
luvan associe toutefois à cette magnifique brutalité poétique une impressionnante maîtrise de la lente distillation d’éléments résonnant avec toute une pop culture ou une signalétique de genre, métamorphosés dans un creuset très personnel. Les résonances subtiles y sont belles et innombrables.
Le navire chassant son ombre dans le golfe de Botnie, au moment de l’embâcle (« Brise-glace »), suggère du mythe séculaire sans lourdeur explicite, et renvoie au « Chalut » de B.S. Johnson, à « L’étoile polaire » de Martin Cruz Smith, voire aux meilleurs épisodes en haute mer des « X-Files », l’écriture en plus.
Une ville minière entrée en déréliction dans le grand Nord suédois (« Kiruna »), un tragique accident de patinage suivi beaucoup plus tard d’une panne de motoneige (« Le pacte »), une montagne samoyède résolument hostile mais inexorable (« Mange moi »), un abyssal fjord accueillant sur sa rive un festival de « musiques du monde » (« Le courbe »), un chien laconique mais néanmoins doué de parole (Agrati surgissant bien ainsi au détour d’une page) annonçant Ragnarok à un groupe de métal symphonique (« Reprise ») : autant d’occasions aussitôt saisies et sublimées de glisser dans les interstices du codage d’une littérature du grand Nord les bribes plus ou moins directes d’un chamanisme revendiqué ou non, les échos des failles du monde où peuvent se glisser indicible et surnaturel, comme les eût chantées le Scott Baker de « Kyborash », de la « Danse du feu », ou surtout de l’impérissable nouvelle « Variqueux sont les ténias ».
Comme les auteurs de la grande anthologie « Last & Lost (Atlas d’une Europe fantôme) », luvan sait aussi que les marges mystérieuses où tout peut se produire ne sont pas à proprement parler géographiques, même si la glace et la neige y dominent le plus souvent : la jungle (« La femme verte »), le désert (« Carmina »), mais aussi un recoin isolé de sur-civilisation (« Le tunnel ») ou encore un surgissement de légende au profond de la Roumanie (« Moroï ») peuvent parfaitement se prêter à l’irruption du cru dans nos vies.
Ces univers juxtaposés, suggérés, évoqués par les brèves et secrètes crevasses où ils communiquent et se touchent, « Le rapt » et ses 80 pages les mettent en scène d’une manière étoffée, appelant un outre-monde féérique dont les enjeux politiques sont soigneusement dissimulés dans les doutes de l’amnésie et du rêve d’une intrigue d’apparence policière entre France et Suède. Avec une magnifique économie de propos, luvan en suggère ici autant sinon davantage que les 10 tomes et les 3 000 pages pourtant dans l’ensemble captivantes du cycle des « Princes d’Ambre » de Roger Zelazny.
En prime, une élégante postface de Léo Henry, qui nous dit notamment: « Ce qui compte chez elle, bien plus que la main, c’est l’œil. luvan raconte ce qu’elle perçoit du monde, ce qu’elle en imagine, et son regard dote chaque chose d’une beauté singulière. On revient aux textes, dont la surface étincelle. Devine, par en-dessous, des courants et des jeux de lumière, des profondeurs. Des noirceurs. Certaines tournures forcent à nous arrêter, nous étonner, avant de réaliser à quel point elles sont exactes. Le style paraît un masque ; il est un dévoilement. »
Un grand recueil et une révélation majeure.
Et il y a aussi un très chouette entretien sur le blog de Moshi & Tuc, là. La lecture du recueil s’agrémente aussi joliment en parcourant les images et les photographies d’Evgenia Arbugaeva, par exemple.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici, avec en prime la belle lecture de « Cru » de ma collègue Charybde 1.
Belles découvertes, un blog, une maison d’éditions, un livre!