Au-dessous du volcan antarctique : réchauffement climatique, bouillonnement socio-politique et mythologie populaire. Un très grand roman.
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Ça pourrait commencer aujourd’hui.
Waldman n’a pas terminé de compiler les mesures du spectromètre.
Le soleil rasant du printemps grêle le vitrage crasseux du laboratoire, qui projette à son tour, sur le cahier noirci de chiffres, un filtre couleur boue.
À l’horloge, c’est déjà l’aube. Laure a oublié son briquet. Waldman l’empoche, s’étire, saisit sa tasse et lance un regard hébété à la cour du Cloître, aka l’Université Shackleton.
Dehors, des corneilles. Des feuilles mortes, sur le gravier, raclent comme le couteau contre une pierre à aiguiser.
Waldman prend une gorgée de café. Il est froid. Elle grimace et les voit. D’un bord à l’autre de la cour. Cortège épais de plusieurs centuries.
Les fourmis.
Leur va-et-vient de serpents aux vertèbres mal soudées l’écœurent. Le café froid, le vent incessant, l’admonestation du doyen Mattissen, le café froid, les fourmis, leurs sinuosités déboîtées, le preshave du doyen. Par-delà la cour, derrière la palissade, un chien mâche en claquetant. Une branche ou bien une oreille de porc. Waldman court vers les toilettes, n’y parvient pas et dépose un filet de bile sombre dans le couloir M7 du département des Sciences de la Terre.
C’est alors qu’elle tremble.
La terre.
Les nouvelles de luvan, dans « Cru » (2013) ou dans « Few of us » (2017), m’avaient déjà très fortement impressionné : « Susto », son roman publié à La Volte en ce mois de janvier 2018, opère une magistrale synthèse de ses différentes voix et magies, et bien davantage. Camp de base romanesque établi sur l’île antarctique de Ross, au pied du mont Erebus, volcan le plus austral du monde dont la période d’activité, toujours ouverte aujourd’hui, bat tous les records connus, fusion et extension (sur la côte opposée de l’île) des bases McMurdo et Scott devenues communauté plénière et mosaïque ethnique à la faveur d’un réchauffement climatique ayant transformé le continent blanc en refuge face aux montées des eaux et aux canicules (ayant ailleurs dévasté peut-être le reste de l’humanité), Susto est un monde à part, entretenant de complexes relations avec ses voisines continentales, cités issues des bases côtières de Dumont d’Urville, de Mirnyy ou de Belgrano, par exemple. Confiant l’ensemble du background, sous une forme largement et plaisamment indicielle (laissant joyeusement la lectrice ou le lecteur faire leur travail), à des extraits de travaux universitaires antérieurs ou postérieurs aux événements ici relatés, le roman nous plonge au cœur de quelques semaines de choc ayant vu la construction physique et socio-politique de Susto vaciller et trembler, à travers les regards d’une myriade de personnages, dont la présentation résumée d’ensemble, qui précède le texte proprement dit, est déjà un régal à lire, en soi.
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« Il faut se figurer Susto, utopie universaliste fondée en Antarctique par les réfugiés climatiques de tous horizons, comme un éventail de trente kilomètres de côté se dépliant du cap Crozier au mont Bird, dont l’anse se situe au pied septentrional du mont Erebus et dont chaque lamelle – ou épingle – est numérotée de 1 à 113. » (Deena Bonifacio, Susto racontée aux adolescents, cité dans Antarticades, Presses de Vaalbara)
Si le foisonnement des points de vue, somptueusement au ras du terrain de chaque protagoniste, qui constituent le récit lui-même, prévient toute vue d’ensemble lapidaire qui ruinerait ici les surprises de ce récit à facettes, plusieurs partis pris techniques et narratifs pimentent la chimie délicate de cette chaudière d’emblée haletante, voire subtilement suffocante : dépouillant l’Antarctique, pour cause de réchauffement climatique, des froids extrêmes qui assuraient la spécificité des paysages scientifiques et humains du « SOS Antarctica » de Kim Stanley Robinson ou du « Vostok » de Laurent Kloetzer, « Susto » se coule avec grâce dans les présupposés pluralistes (au sens de Vincent Message), dans le souffle épique populaire cher aux Italiens de Wu Ming, dans l’art poétique incantatoire et combattant des « Slogans » post-exotiques de Maria Soudaïeva, et dans la pratique subtilement et chaotiquement insurrectionnelle du « Toxoplasma » de Calvo.
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« POUR VOTRE SÉCURITÉ,
LAISSEZ LE BLANC À LA NEIGE
ET S’IL FAUT PARTIR,
PARTEZ SANS. PARTEZ NOIRS. »
(Adina Sadovska, Lettres au Golem)
Rythmé par les extraits poétiques acérés des « Lettres au Golem » d’Adina Sadovska, émaillé de phylactères arrachés aux aventures en bandes dessinées des héros et héroïnes (qu’elles soient issues de sources mythologiques profondes ou de créations contemporaines ad hoc) Lena Kinder, Apocalyptica, Bonze Noir ou Kurobozu – il faut saluer à ce propos l’impressionnant travail graphique de Laure Afchain sur la maquette de cette éruption littéraire -, nourri d’une intense poésie sonore et d’une pop culture somptueusement élaborée de toutes pièces pour « coller » à cette mosaïque multi-culturelle dans laquelle s’entrechoquent colons, mineurs, mafieux, scientifiques, miliciens, et autres réfugiés, en plusieurs langages et en esperanto véhiculaire, se délectant de son stade avancé de polyphonie, « Susto » propose aussi le rude arrière-plan socio-politique d’une colonie humaine dont les précautions prises vis-à-vis des risques de cataclysmes naturels sont devenues au fil des années prétextes sécuritaires et limitations des libertés, laissant ainsi bouillonner laves et fanges sous les murailles bien patrouillées.
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Les hélicoptères font leur apparition un à un, mordorés par une turgescence de lave rouge. Ils visaient sûrement l’esplanade, mais les vents dominants les poussent vers le mont Bird et ils s’abîment dans la baie de Lewis, à bout de carburant. Adina Sadovska n’a jamais considéré que les hélicoptères ressemblaient à des libellules. Ils ne sont pas assez allongés. Ne passent pas assez de temps tête en bas. Mais à les voir s’échouer, depuis le nouveau cimetière, elle leur trouve pour la première fois un soupçon de poésie. D’autant que l’un se pose sur l’autre et les ferrailles se mêlent.
Depuis deux jours, Adina Sadovska se réveille un goût ferrugineux à la bouche, comme si elle suçait des boulons. Voir les aéronefs s’empêtrer lui donne instantanément l’impression de les comprendre. Elle devine alors avec fulgurance ce qu’il adviendra d’elle. Son futur est technicien? Son avenir est une machine.
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Il faut énormément de talent et de ruse littéraires pour enchevêtrer ainsi (sans se contenter d’une « simple » mosaïque à plat : il y a bien ici un récit complet, puissant et épique, dont témoignent parfaitement les divers textes servant d’épilogues multiples, qu’il est bien entendu hors de question de dévoiler) science et politique, anthropologie des civilisations composites disparues ou en voie de disparition, folklore de l’âge industriel (et de l’âge post-diluvien) et pensée authentiquement magique, volcanologie avancée (ou mythologique : le métier de vulcanomythologue figure ici à part entière) et pouvoir performatif (et révolutionnaire, ou au moins séditieux) de la culture populaire, évocations frissonnantes du « Pic de Dante » (les différents types d’éruptions possibles entretiennent un savant suspense dans l’ombre menaçante des nuages pyroclastiques) et souvenirs du « sermon du feu » de Jon Steingrimsson lors de l’éruption du Lakagigar en 1783, tout en laissant des espaces souterrains et secrets où s’écouleraient les discrets ferments utopiques du Kim Stanley Robinson de « La trilogie martienne » ou de l’Ursula K. Le Guin des « Dépossédés », dans des conjonctions et coalitions mobiles de factions et de facteurs humains et naturels. Il y a ici à l’œuvre un art fort rare, exceptionnel, de configuration ludique et poétique du tragique, de dévoilement du plein potentiel de la danse sous les bombes (volcaniques) en attendant la fin.
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Photo : (CC) Martin Coiffier
ce n’est même pas du copinage, c’est simplement un hommage à un grand bonhomme
« Hivernage en Terre Adélie » les images tournées par Roland Schlich, Jacques Dubois et Claude Lorius au cours de la seconde expédition de l’Année Géophysique Internationale (57-58) a été réalisé par Roland Schlich. Le montage, avec l’aide de Michelle Binder a servi de base à la réalisation du film de Djamel Tahi « Enterrés volontaires au cœur de l’Antarctique ». A ce film, disponible en DVD, il faut ajouter « 365 Jours sous les glaces de l’Antarctique » (08, Glénant, 175 p.) de Roland Schlich, Claude Lorius, Djamel Tahi. C’est en fait le livre illustrant le séjour des trois savants dans l’Antarctique.
Donc, à peine finies leurs études, ces trois garçons se portent volontaires pour un séjour d’une année à trois dans une base. L’annonce : « Recherchons jeunes étudiants pour participer aux campagnes organisées pour l’Année Géophysique Internationale ». La version officielle évoque «par passion pour la recherche», par contre lors de discussions privées, Roland Schlich reconnait plutôt que c’était «pour l’aventure». En effet, il s’agit pour ces trois hommes de passer 365 jours dans une baraque en aluminium enterrée de 24 m2, endroit baptisé pompeusement station Charcot, et située à 2400 m d’altitude. La base principale Dumont d’Urville est sur la côte, à 320 km de là. Pourquoi cette base en Terre Adélie ? C’est pour sa proximité avec le pole sud magnétique. Claude Lorius est physicien de l’Université de Besançon, il sera le glaciologue de l’équipe, Roland Schlich est géophysicien de l’Institut de Physique du Globe de Strasbourg, naturellement dédié au magnétisme terrestre, et Jacques Dubois, le plus âgé, 35 ans est le chef de mission.
Janvier 57, les voila parti, avec deux Sno-cats et un Weasel, des engins équipés de chenilles et des traîneaux embarquant 4 tonnes de matériel et de vivres. Très vite les difficultés abondent. La progression est rendue difficile par les dunes de neige (les « sastrugi »), et les crevasses.. Dès le septième jour, la température intérieure de la cabine tombe à –18 °C. Il faut rouler portes ouvertes pour empêcher la vapeur d’eau et la buée de geler sur les vitres. Et en plus, il y a des tempêtes… Il faudra 28 jours pour arriver sur zone, soit 12 km par jour. Ce sera aussi le temps qu’il faudra pour une caravane de secours pour les joindre si jamais… Donc à partir de février 57, c’est l’isolement jusqu’à novembre.
Bien sûr les difficultés vont toujours être là. Après le 6 mars, la radio ne répond plus, signe que quelque chose de grave est arrivé. Pierre Imbert, le chef de la station Dumont d’Urville décide d’envoyer une équipe de secours, alors qu’il fait -60°C et que le vent souffle à 70 km/h. Mais soudain, un faible signal se fait entendre. L’éolienne, censée fournit du courant était gelée, et le groupe électrogène mis en marche, a eu pur conséquence un début d’intoxication par monoxyde de carbone, heureusement détecté à temps. L’éolienne débloquée, la génératrice de courant à main retrouvée sous la neige ont permis la reprise du contact. Ce n’est pas vraiment une partie de plaisir.
Le reste du temps jusqu’en novembre est entrecoupé par une visite inopinée des sno-cats de la base. Visite agrémentée d’un jambon cru entier qui passera une nuit de cauchemar dans la base Charcot. A l’aube, seul un os témoigne de sa précaire survie, et aucun des trois hommes ne se souvient avoir commis l’irréparable sur le jambon.
Décembre 57, le groupe retrouve la base Dumont d’Urville et surtout découvre qu’ils ont été rémunérés pendant tout ce temps, sans avoir eu le temps de faire les boutiques et les bars à Charcot. Ils prennent leur temps pour rentrer, avec des petits séjours en Australie. Après la glace des pôles, celle des verres de whisky. Attention, il s’agit tout de même d’expérimentation scientifique. C’est en effet de voir les bulles de gaz sortir d’un glaçon foré dans un glacier que Claude Lorius imagine de reconstruire le climat passé, piégé dans la neige et les glaces. Comme quoi, les voies de l’expérimentation sont quelquefois difficilement pénétrables.
Roland Schlich a été par la suite un pionnier des études australes, avec des missions océanographiques dans l’Océan Indien et des missions aux Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), pour effectuer des cartographies détaillées de l’Océan Indien. Il utilise à l’origine des navires poseurs de cables sous-marins, maintenant remplacés par le Marion Dufresne, spécialement dédié aux ravitaillements des TAAF.
J’avais eu l’occasion de voir le DVD lors d’une projection à Strasbourg, alors que l’on préparait à Nancy une réunion de professionnels des Sciences de la Terre. Ayant réussi à convaincre Roland Schlich, il est donc venu présenter son film devant un amphi plein à craquer. A la fin de la présentation une très longue « standing ovation » de tout le public (donc tous des professionnels) récompense le conférencier. Ce fut un très grand moment d’émotion, et qui a fait que Roland Schlich a finalement réalisé qu’il avait créé l’histoire. Un très grand bonhomme.
Oh, il me fait très envie celui-là ! Merci !