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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Few of Us » (luvan)

Pendant, après et plus tard : 16 nouvelles mystérieuses recomposent quelques champs de mines du réel.

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Nous arrivons au village dans un nuage de poussière. Nous sommes tous de la même famille, car recouverts de la même couche sableuse. Nos voitures, nos peaux, nos vêtements sont rouges. La terre ferrugineuse que nous creusons chaque jour nous imprègne et nous teinte. Trempée de sueur, elle ressemble au sang. La terre saigne, m’a dit un des ouvriers, Taim.
Nous nous garons devant le premier obus. Ici, les douilles surmontées d’une chope en métal balisent les bars improvisés. Derrière ce totem extravagant, un homme accroupi à l’ombre d’une baraque en tôle ondulée. L’homme nous sourit. Il nous connaît : nous sommes les rouges.
L’homme accroupi a déjà fait tiédir la talla. C’est Idriss. Homme noir. Femme rouge. Nous nous saluons d’un serrement de main. L’équipe s’assoit en cercle sur les nattes. À l’ombre. Mais le soleil est bas, déjà, et l’ombre vite gigantesque. Bientôt, elle s’allongera et engloutira les nôtres, maigres comme des bâtons. Et le soleil disparaîtra en quelques secondes. La vitesse à laquelle le soleil disparaît, si près de l’équateur, ne cessera jamais de m’engourdir d’émerveillement. Il tombe à pic, s’écrase contre l’horizon, s’aplatit, et sombre. Comme si la terre était une mer. Ou la bouche d’une démone goinfre. Chaque soir, depuis trois mois, au crépuscule, mon soulagement de voir le soleil se coucher se teinte de peur, blanche, primitive, devant le spectacle d’une telle dévoration. (« Mahrem »)

Quatre ans après son magnifique « Cru » (2013), luvan publiait en juin 2017, toujours aux éditions Dystopia, ce deuxième recueil de nouvelles aussi inspirées et subtilement déroutantes que les précédentes. Moins ancrées certainement dans le grand Nord scandinave qu’une majorité des précédentes, elles continuent à transformer des pérégrinations littéraires en tout autre chose qu’un « simple » voyage d’écrivain. Seize nouvelles, organisées en trois périodes (« Pendant », « Après » et « Plus tard ») dont l’alchimie labyrinthique permet peut-être de reconstituer le sens légèrement cabalistique (le fantastique et le mythologique sont souvent proches) du titre d’ensemble « Few of us », voient ainsi juxtaposés des archéologues et d’ex-démineurs en Érythrée (« Mahrem »), des migrants et des plongeuses mal voyantes en Grèce (« Le rugueux, le lisse ») – qui résonneront curieusement avec les superbes poèmes de « Koímêsis » (2016), des indiens férocement déterritorialisés, des passeurs et des vigilantes abjectes – rappelant que si certains pays ne sont pas pour le vieil homme, les échappatoires poétiques doivent en inventer le contournement (« L’ombre »), des attractions étranges affectant le langage et l’identité (« Bruit noir »), ou encore des trajectoires de collision apparemment très impromptues et pourtant rigoureusement nécessaires (« The Gig »).

 

 

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Déminage en Afrique de l’Est

L’expérience de la plongée en haute mer, pour les mal voyants, revient à toucher ce qu’on ne voit pas. Baigner dans le flou qu’on sait le réel. Synesthésie ultime : la peau prend le relais des yeux et tout fait sens. Antigone connaît mieux son corps que les rues, où ombres et gens se confondent, le long des murs. Vitrines et fresques. Quand on la touche, son corps sait la joie de la communication. Elle devient l’alphabet. Par contamination digitale, elle devient l’interlocutrice. L’expérience du dialogue, pour les mal voyants, c’est palper une main et la concevoir comme la note d’un pianiste prodige. Perception exacte.
Elle glisse dans l’eau. Archipel indistinct de bulles, nuage-mélasse d’algues ou peut-être l’ombre d’une coque de barcasse voilant la lune pleine, duveteuse de flou, qui rend le ciel marine. (« Le rugueux, le lisse »)

 

Pour son « Après », luvan mobilise, pour le plus grand plaisir légèrement dérouté de la lectrice ou du lecteur, une rock star habilement fabriquée mais néanmoins inexorablement sur le retour (« Turnover »), un survivant hébété et pourtant joueur d’une apocalypse subtilement parodique (« Origin Story »), des dépositions subtilement convergentes dont les contradictions débouchent sur une abyssale transmission (« Compromissions »), une extraordinaire recomposition sociale à base de philosophies individualistes et de rituels éventuellement dégénérés dans une Louisiane bien fluctuante (« Delta Blues ») – sans doute l’une de mes nouvelles préférées dans ce recueil, avec les beaux échos qu’elle évoque du côté du « Katrina » de Frank Smith -, des différences d’interprétation à propos de graffitis qui débouchent sauvagement au-delà du réel (« Nul n’est prophète »), une importance toute volodinienne de la lettre L (en Rhénanie) et de la mort des colonels (« Rien »), des conséquences à moyen ou long terme de l’incurie et du cynisme qui entourent l’organisation de bien des Jeux dits « olympiques » (« L’ombilic »), ou encore une mémoire paradoxale rongée par la guerre devenant éternelle (« Pierre-Feuille-Ciseaux »).

 

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bunker

Le dernier soir, il y avait un bal. C’était une anomalie. On ne faisait plus de bal, à l’époque.
Elle est venue, vêtue de blanc, et il l’a reconnue.
Le blanc l’a frappé avant le visage. On ne faisait plus de blanc non plus.
Des plombes que les fringues étaient grises.
Il l’a vue et il s’est rappelé le blanc.
Le temps des redditions était révolu. Mais aussi celui des lessives. De la paix. Des lits.
Et donc celui des deuils.
On ne s’autorisait plus ni le noir ni le blanc.
Le gris s’était installé comme un paysage irrémédiable.
Cette femme vêtue de blanc était plus qu’un symbole. C’était une aberration. Il reconnut en elle l’aberration prophétisée.
Avant de mourir, la colonelle  Veressov lui avait appris tout ce qu’il devait savoir sur les colonels. Ensuite, elle lui avait confié sa mission et elle était morte à la façon des colonels : sans rendre l’âme. « Ne jamais se rendre » était la devise des colonels. Ils sont prévoyants et vendent leur âme avant de la rendre. (« Rien »)

 

Le recueil s’achève avec les trois nouvelles de « Plus tard » : un formidable télescopage de la conquête spatiale et du premier contact avec la sécurité à assurer dans les bars et les boîtes de nuit (« Extraction »), la retranscription d’une folle improvisation radiophonique qui eut réellement lieu sur Radio Campus Bruxelles en 2015 (« Digressions »), et, en forme de compte à rebours de plus d’une manière, le compte-rendu d’une destinée puissamment interstitielle (« Fritzi Von Bodelschwing »). Jusque dans ces formats nettement plus expérimentaux que les précédents, luvan démontre une maîtrise poétique rare pour miner ses narrations de non-dits, de suppositions, de fausses affirmations et de chausse-trappes proposant un réel marécageux et sublime, rusant avec les frontières consacrées entre genres littéraires, maniant l’allusion en finesse sans jamais tomber dans le clinquant des trousseaux de clés, pour offrir à la lectrice ou au lecteur un cognitive estrangement d’une puissance et d’une beauté peu fréquentes de nos jours.

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Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Few of Us » (luvan)

  1. « Transformer des pérégrinations littéraires en tout autre chose qu’un « simple » voyage d’écrivain », c’est clairement ce que réussit luvan, chez qui l’exotisme n’est pas un simple habillage, mais au contraire une façon de montrer que les hommes rejouent partout les mêmes tragédies…

    Publié par Weirdaholic | 14 mars 2021, 14:12

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