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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « La coulée de feu » (Valerio Evangelisti)

Le Mexique, 1860-1890 : l’exceptionnel roman historique de Valerio Evangelisti.

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Publié en 2005, traduit en français en 2009 chez Métailié par Serge Quadruppani, « Il collare di Fuoco » inaugurait le mini-cycle dit « du Mexique », écrit par Valerio Evangelisti après les deux Pantera (« Black Flag » en 2002 et « Anthracite » en 2003).

Délaissant à cette occasion le fantastique si intelligemment halluciné qui percole tout au long des huit tomes disponibles en français du cycle Eymerich, et qui nimbe d’un halo si particulier l’extraordinaire personnage qu’est Pantera, Valerio Evangelisti nous donne ici un impressionnant roman historique, qui se hisse d’emblée parmi les tout meilleurs du genre.

Pour raconter la terrible histoire du Mexique entre 1860 et 1890, l’auteur italien a su choisir une bonne dizaine de points de vue, enracinés d’abord à la frontière texane, près de l’embouchure du rio Grande, avant de se répandre progressivement, au fil des années, dans tout le pays : capitaine raciste et corrompu de rangers américains, riche propriétaire terrien en quête de statut, veuve joyeuse vouée aux plaisirs coupables, pistolero ne se vendant pas au plus offrant, général loyaliste guettant l’opportunité de se faire seigneur de la guerre, officier français s’improvisant spécialiste de contre-guérilla, jeune fille innocente devenant activiste sociale, et bien d’autres encore.

Il fallait sans doute cette mosaïque pour saisir ces instants-clés de l’histoire du pays, lorsqu’en 1861, les conservateurs contestant le pouvoir aux libéraux élus décident de s’en remettre aux puissances européennes, que la puissante Église mexicaine appuie de toutes ses forces, usant des leviers de l’appétit mercantile anglais, de la nostalgie de sa grandeur passée espagnole et du rêve impérial de Napoléon III, pour proposer et imposer Maximilien à la tête du pays, porté par les troupes françaises, en profitant à fond du fait que les États-Unis, seul véritable soutien du gouvernement légitime de Benito Juarez, ont les mains liées par la guerre de Sécession qui explose alors.

Il fallait certainement cette mosaïque pour montrer et faire sentir au lecteur que derrière cette histoire pour la galerie, faite de politique étrangère et de grands principes, qu’ils soient aristocratiques ou démocratiques, il s’agit toujours et avant tout d’histoire politique et sociale, et qu’à l’issue de ces trente ans chaotiques, lorsque s’affirme la dictature de Porfirio Diaz, il n’y a au fond qu’un seul vainqueur sur place, le capitalisme, toutes nationalités unies pour célébrer le profit extrait des bas coûts locaux et des avantages consentis par les gouvernants en échange de soutien au moment opportun face à leurs rivaux, et qu’un seul véritable vaincu, le peuple, presque toutes classes confondues, qui glisse sans discontinuer d’un esclavage officiel à un asservissement officieux à peine moins dur…

Cette vision quasiment marxiste de l’histoire mexicaine (en attendant et espérant la traduction en français du deuxième tome du cycle, qui nous amène jusqu’à la révolution, à Pancho Villa et à Emiliano Zapata), aussi passionnante qu’elle soit, ne serait toutefois pas complètement à la hauteur du talent de Valerio Evangelisti s’il ne s’y ajoutait cette capacité rare à se glisser dans les recoins tordus des personnages, de leurs passions, de leurs idéalismes comme de leurs abjections, de leurs appétits féroces comme de leurs générosités bienveillantes, pour mêler étroitement, comme toujours chez l’auteur, la lutte pour sauvegarder son humanité à celle pour faire triompher ses idées et son pouvoir.

Un très grand roman historique, auréolé du ton brutal, sarcastique et terriblement intelligent qui est devenu au fil des années la marque de fabrique de Valerio Evangelisti.

« Normalement, Marion était moins brusque à l’égard d’Eliah et il n’était pas rare qu’elle se montrât affectueuse. Mais là, ce n’était pas le moment. Une crainte la tenaillait : celle que les Mexicains en révolte s’unissent aux nègres et, qui sait, aux Comanches aussi. Les Mexicains n’avaient-ils pas beaucoup de sang indien ? Avec les nègres, en outre, ils avaient en commun la couleur sombre de leurs peaux. Il n’existait sans doute pas un seul Texan anglo qui n’eût été troublé, plusieurs fois dans sa vie, par la perspective d’une apocalypse de ce genre.
Ces pensées incitèrent donc Marion à se montrer désagréable avec Sarah, pendant que la jeune fille, cadette de la famille d’ELiah, l’aidait à passer une jupe sans dentelles et un chemisier commun de soie blanche au col très haut. À un certain moment, elle lui demanda sans détour :
– Dis-moi la vérité, Sarah. Toi, ils te plaisent, les Mexicains ?
L’esclave écarquilla les yeux.
– Oh, je ne sais pas, maîtresse ! Il y en a des bons et des mauvais. Mais si vous parlez des hommes qui ont tué tant de gens cette nuit…
– Ne fais pas la maligne avec moi, Sarah, l’interrompit Marion, sévère. Je parle des Mexicains en général. Ils ne font pas un peu partie de ton peuple ?
– Non, non, maîtresse ! Il n’y a aucun rapport avec mon peuple ! Les plus pauvres travaillent comme nous, mais ils sont libres et ils mènent une vie différente ! Ils parlent aussi une langue que je ne comprends pas !
Le ton de Sarah paraissait sincère, cependant l’inquiétude de Marion ne s’évapora pas. Tandis qu’elle retournait dans la rue, elle pensa que la phrase la plus importante prononcée par la jeune fille était celle qui faisait allusion à la « liberté » des Mexicains. En vérité, l’existence des peones sous le fouet des hacendados ressemblait beaucoup à celle des nègres. Mais la révolution qui avait conduit à l’indépendance du Texas et à la domination des Anglos avait eu, entre autres causes, justement l’abolition de l’esclavage au Mexique. Difficile de penser que les nègres texans, éternellement obsédés comme tous les autres par la pensée de la liberté, n’eussent pas subi l’influence de ce très mauvais exemple. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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