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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « La pension de la via Saffi » (Valerio Varesi)

Deuxième épisode d’une série policière d’Émilie-Romagne passionnante, sachant comme bien peu faire doucement porter le poids du passé, individuel et collectif, sur le présent.

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Via Saffi

L’après-midi s’écoulait lentement dans un silence trompeur. Aucun signalement de police secours, quelques bâillements à la salle de commandement et pas âme qui vive au bureau des étrangers. En passant dans les couloirs déserts, le commissaire Soneri savourait d’avance l’inactivité des fêtes où il pourrait enfin laisser libre cours à ses pensées, restées en suspens des semaines entières. Elles défilaient déjà dans son esprit, l’envahissant sans plus de limites : instants précieux dans cette atmosphère de congés qui précédait Noël.
Des téléphones sonnaient dans le vide dans les bureaux de ses collègues tandis qu’on parlait à voix basse chez les Stups, un étage plus haut. Mais à cette période, même les dealers partaient en vacances. De son bureau, on pouvait observer la cour de la Questure avec le grand porche du fond qui cadrait un bout de la via Repubblica comme dans un viseur et par lequel on discernait le ballet de consommation frénétique des femmes en fourrure et des voitures de luxe. Pour Soneri, Noël respirait plutôt le feu de hêtre dans le poêle et le bruit de la cuillère dans les assiettes d’anolini au bouillon. Il s’empêcha de se perdre en mélancolie et essaya de se distraire en regardant les sapins immobiles, rendus opaques par le brouillard et sous lesquels il vit une vieille avancer. Appuyée à une canne, elle marchait courbée, dans un manteau vert prairie qui lui arrivait aux chevilles, et portait à son bras un grand sac mou. Il avait l’impression de la connaître. Quand elle fut au milieu de la cour, elle s’arrêta et regarda autour d’elle, mais on ne comprenait pas si c’était pour observer le cloître, où elle semblait n’être jamais venue, ou bien pour décider quelle direction prendre. Soneri fixa cette présence solitaire, sa façon embarrassée et circonspecte, son allure fatiguée : elle donnait l’idée de quelque chose de déplacé.
Quelques instants plus tard, le téléphone sonna.
« Dottore, il y a une dame qui voudrait vous parler, l’informa le planton.
– Elle t’a dit ce qu’elle voulait ? » demanda Soneri en pensant à la vieille.
Il entendit l’agent chuchoter.
« Elle est inquiète pour une amie.
– C’est-à-dire ? répliqua le commissaire en s’impatientant.
– Elle a sonné chez elle et personne ne répond. Même au téléphone…
– Envoie-la chez Juvara », trancha-t-il.
Comme d’habitude, ce devait être une personne morte chez elle. Une vieille femme seule, un malaise… Ce que les journaux appellent « la tragédie de la solitude ». En plus d’être contrarié, Soneri se sentait un peu déçu. La vieille avait éveillé sa curiosité et s’était finalement noyée dans la routine ordinaire. Lorsqu’il revint s’asseoir, le calme de l’atmosphère de l’après-midi lui apparut définitivement brisé. Il décida alors de rédiger quelques rapports qui attendaient sur son bureau depuis deux semaines, mais à peine eut-il le temps de s’y mettre qu’il perçut la voix de la vieille depuis le bureau de Juvara, juste à côté du sien.
« Je vous dis que j’ai sonné plusieurs fois, j’ai même essayé hier soir… »
Les questions de l’inspecteur lui parvenaient plus atténuées tandis que les mots de la femme transperçaient les murs.
« Non, non, ça c’est impossible. Elle ne se déplace jamais et puis elle gère une pension… Je ne sais pas si vous la connaissez… La pension Tagliavini, beaucoup de gens la connaissent : tout le monde l’appelle Ghitta, la Ghitta… »
Ce nom le raccrocha à ses souvenirs précédents, quand il avait failli devenir mélancolique. Dire qu’il avait pensé à elle ! Qui ne connaissait pas la Ghitta ? La moitié de l’université était passée par ses chambres meublées et beaucoup étaient devenus professeurs, médecins, avocats, ingénieurs. Sans compter les jeunes filles de l’école d’infirmières ou des cours professionnels de dactylographie.
« Dottore, croyez-moi, le dimanche, Ghitta ne va nulle part. C’est le jeudi qu’elle n’est pas là… »
Ada, la femme de Soneri, était partie quinze ans plus tôt, le laissant seul avec ses rêves de vie à deux et d’enfant qui grandit. Elle avait succombé en le mettant au monde et le bébé non plus n’avait pas survécu, mort-né, sans un cri. S’il gardait d’elle un souvenir vivace, il n’avait jamais réussi à imaginer quelque chose du petit : il flottait parfois autour de lui, invisible, le laissant rêver à ses traits, à la couleur de ses yeux ou de ses cheveux, mais sa douleur n’avait pas de visage sur lequel pleurer.
« Il n’y a pas que moi qui ai sonné, vous savez ? Mais rien, silence complet… »
Le silence. Cette même réponse définitive lorsque son inconscient le poussait à chercher dans ses rêves sa femme et son enfant perdus. Il s’était habitué à l’écouter comme unique voix possible. La plus éloquente, la plus claire et la plus impitoyable.

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AFFITTACAMERE

Je ne vais pas reprendre ici les raisons de fond qui m’ont fait apprécier quasiment d’emblée Valerio Varesi et ses enquêtes du commissaire parmesan Soneri : je vous renverrai pour cela à la note de lecture ouvrant la saga, celle concernant « Le fleuve des brumes », quatrième enquête de la série et première traduite en français.

Pour ce « La pension de la via Saffi », 5ème enquête (publiée en 2004) et 2ème traduite en français (par Florence Rigollet en 2017 chez Agullo), l’auteur confirme très vite deux sensations qui nous avaient marqué précédemment.

D’abord, il y a une capacité du commissaire à faire attention à ce qui l’entoure, à des détails souvent invisibles aux yeux des autres, pas à la manière de quelque Sherlock Holmes mais bien plutôt en une sorte de curieuse correspondance avec le rêveur commissaire Adamsberg de Fred Vargas (l’efficace second de Soneri, Juvara, n’est d’ailleurs parfois pas si loin de considérer son supérieur, à Parme, comme Danglard, à Paris, comprend le sien). C’est aussi cette attention qui, me semble-t-il, avait frappé Jean-Marc Lahérrère, sur son blog Actu du Noir, lorsqu’il découvrait Soneri ou qu’il notait judicieusement l’écho de Francisco Gonzalez Ledesma chez Valerio Varesi (ici). Le regard que porte le commissaire sur les acteurs secondaires évoluant autour du drame sur lequel il enquête – ou dans ses angles morts apparents – est vif, singulier, troublant et réjouissant.

Ensuite, il y a une manière décisive d’intégrer le passé et la mémoire de celui-ci, que ce passé soit proprement tragique ou simplement quelque peu ironique, à la trame même du crime contemporain. Derrière les immédiatetés du vice ou du mauvais hasard, Soneri traque sans effort réel (peut-être grâce à sa forme personnelle de mélancolie qui n’ose pas toujours dire son nom) des racines qui renvoient à l’Histoire, malmenée et détournée le plus souvent (c’était le cas des combats de la Résistance entre fascistes et communistes dans « Le fleuve des brumes », ce sera celui des « Années de plomb » dans cet épisode-ci), lorsqu’elle se reconvertit en vengeance bizarre ou en support-prétexte d’avidité ordinaire. Cette dimension est le plus souvent absente, par exemple, chez le Montalbano d’Andrea Camilleri (à de très rares exceptions près, telles que dans sa deuxième enquête, « Chien de faïence »), malgré les proximités paradoxales que les deux enquêteurs pourraient entretenir entre Parme et Vigata, et au-delà de leur intérêt manifeste et commun pour la bonne chère.

Soneri fut distrait par le craquement des articulations de son collègue penché sur le visage de Ghitta, sur ses yeux clairs et ses cheveux blancs défaits par l’ultime tentative de se soustraire à l’agresseur, et sur sa bouche légèrement ouverte qui semblait exprimer une sorte de stupeur. Si c’était là sa dernière expression, elle devait connaître l’assassin puisqu’elle avait eu le temps de s’étonner de ce qu’il était en train de lui arriver.
« Un type expérimenté, commenta Nanetti dès qu’il fut debout. Il l’a allongée dans cette position pour empêcher le sang de couler. »
Le commissaire acquiesça et fut assez dépité de ne pas y avoir pensé tout de suite. Il ne s’aperçut qu’à ce moment-là des poings serrés de Ghitta, un peu en dessous de la taille et dans lesquels était resté coincé un morceau de sa jupe. Les humérus étaient collés contre le thorax et laissaient deviner qu’elle avait serré les épaules dans un ultime et inutile geste de défense. Pendant que la Scientifique produisait des pièces à conviction, Soneri passait nerveusement de la chambre de la vieille à la cuisine, provoquant les coups d’œil malveillants des agents. Puis il entra dans les autres chambres et s’y attarda longuement, immobile. Il revit alors les après-midi dominicaux qu’il passait ici en amoureux à rester enfermé, faire des projets et flirter en silence, à moitié dévêtu.
Cet appartement le troublait, superposant un passé plein d’espoir et un présent de mort. Il avait du mal à croire que le même décor puisse renfermer des scénarios aussi différents. Mais toutes ces années avaient modifié ce qui, au début, paraissait intact. Et aujourd’hui, son métier le ramenait sur un lieu de sa jeunesse. Il savait qu’il ne fallait jamais revenir là où l’on avait été heureux.

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Unknown

Il faut noter au passage que ce qui permet à Valerio Varesi de développer avec bonheur chez son personnage ce double sens de l’observation et de la mémoire historique (au-delà des rêveries personnelles qui leur servent souvent de support), c’est peut-être bien une véritable prise de risque en matière de série policière (le Norvégien Jo Nesbø semble d’ailleurs  l’un des relativement rares à avoir osé le même genre de construction au long cours chez son Harry Hole) : celui de doter son « héros » d’une véritable épaisseur biographique, évolutive et néanmoins ancrée dans un passé personnel complexe.

Bien entendu, il faut beaucoup d’habileté technique et de travail pour qu’ainsi la possibilité de s’affranchir d’un ordre de lecture immuable de la série demeure (c’est la crainte majeure chez les éditeurs, plus encore que chez les auteurs, de ces séries policières au long cours – et cela demeure la différence fondamentale, en matière de séries télévisées, entre les feuilletons majoritaires des années 60 et 70 et les séries contemporaines à arcs narratifs englobants qui tiennent désormais le haut du pavé télévisuel). Valerio Varesi, sur la foi de ces deux premiers épisodes (mais également des deux suivants, « Les ombres de Montelupo » et « Les mains vides », dont on vous parlera prochainement sur ce blog) semble bien y être parvenu, pour nous offrir ainsi d’ores et déjà une série à l’épaisseur intime réjouissante, devenue carburant privilégié d’une vision subtilement critique de notre époque trompeuse.

Le ton de chacune de ses réponses laissait quelque chose en suspens et le commissaire sentait monter un arrière-goût d’ambiguïté autour de la conversation. Dans la pénombre, il n’arrivait pas à distinguer le regard de la femme ni les traits de son visage. Il pouvait juste les imaginer, et alors se dessinait le regard précis qu’il avait remarqué à son arrivée et dans lequel il avait cueilli une lueur de méfiance.
« Elle vous a dit quelque chose ? À propos de son inquiétude, j’entends ? »
Il devina un geste vivace, une sorte de soubresaut.
« Vous avez vu à quelle heure je rentre ? On se voyait une demi-heure au petit déjeuner, on parlait du village, des gens de là-bas. Presque toujours de morts, malheureusement. Il n’y a plus que des vieux aujourd’hui. Mais je suis la seule à avoir les clés, elle faisait plus confiance à ceux du village qu’aux autres. »
Soneri la questionna avec insistance sur le passé et la vie de Ghitta dans un village dont la mémoire n’était sans doute plus qu’un dépôt vaseux.
« Elle continuait d’y aller toutes les semaines, même si elle n’en gardait pas de bons souvenirs, dit Elvira en le prenant au dépourvu.
– Elle allait voir des parents ?
– Elle n’avait personne.
– Pourquoi n’avait-elle pas de bons souvenirs ?
– C’est un peu difficile à comprendre pour ceux qui ne connaissent pas certaines coutumes. »
Le commissaire fit un geste suffisamment explicite.
« Je suis né à la campagne…
– Ghitta imposait les mains. Sur les estropiés, le feu de saint Antoine ou bien les fractures et les douleurs articulaires et puis aussi sur les femmes, quand elles ont un mois de retard ou qu’elles n’arrivent pas à tomber enceintes.
– Une rebouteuse, une strolga, résuma Soneri, qui se souvenait du terme dialectal. Quelque chose à cheval entre la sorcière et la voyante.
– Oui, c’est ça. Là-haut, les vieux s’adressaient souvent à elle. Ils croyaient dans son pouvoir et la plupart du temps, ils guérissaient vraiment. »
Le commissaire acquiesça. Il lui fallait y croire pour épouser une idée, parce qu’il n’en avait aucune, rien qu’une grande confusion qui gonflait d’heure en heure comme un ragoût de haricots. Il sentait qu’il s’écarterait du sujet s’il continuait de bavarder de ce village éloigné tout juste peuplé de vieux. Mais alors qu’il allait lui demander ce qu’il se passait à la pension, Elvira le devança.
« Malgré tout ça, ils ne l’ont jamais aimée, déclara-t-elle pleine d’assurance, tandis que le commissaire, de nouveau agacé, la soupçonnait de vouloir détourner la conversation pour faire diversion.

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Unknown

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