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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Les ombres de Montelupo » (Valerio Varesi)

Du coup de feu dans la montagne, du coup de mou dans la charcuterie artisanale devenue industrielle : une somptueuse enquête du commissaire Soneri sur ses terres d’enfance au pied de l’Apennin.

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Montelupo

Le jour de la Saint-Martin, les affiches sur Paride Rodolfi firent leur apparition au village. Elles disaient qu’il n’avait pas disparu, qu’il était en vie et en bonne santé. La dernière, on l’avait placardée peu avant l’arrivée du commissaire Soneri, et il tomba dessus alors qu’elle ruisselait de colle. Cet avis, qui sentait les ennuis et le mystère à plein nez, ne lui plut guère. Et il n’avait pas encore eu vent de la rumeur selon laquelle les Rodolfi étaient dans le pétrin. Des murmures imprégnés d’envie, mais contenus par le respect qu’imposaient la villa monumentale sur le chemin de crête, la villa du Talus, et l’immense usine de charcuterie. Le nom « Rodolfi » rappelait à Soneri une marque familiale, avec le charcutier replet et moustachu près d’un cochon bien gras. Une image, dans son cadre coloré ovale, qui hantait son imagination depuis son enfance, depuis qu’il l’avait aperçue pour la première fois ornant, telle une cravate, les jambons qui pendaient aux crochets des charcuteries embaumant le saindoux. Rien à voir avec l’ambiguïté de ces affiches : elles avaient beau annoncer une bonne nouvelle, elles ne parvenaient pas à cacher que quelque chose clochait.
Une curiosité agaçante l’accabla. Il leva son regard sur le cercle des montagnes alentour qui semblait coupé à mi-hauteur par des nuages bas d’un gris souris, et il imagina les brèches des sommets fichées dans le ventre de cette brume comme de vieilles dents. Plus bas, les bois de châtaigniers se dépouillaient lentement dans les flaques de rosée : ils ne sécheraient qu’avec le gel. La pensée de l’humidité lui redonna de l’énergie : elle ferait pousser les champignons qui l’avaient fait monter jusque-là, dans cette vallée qu’il connaissait depuis tout petit. Il s’imaginait retrouver le dialecte guttural des montagnards et l’envie de marcher accompagné du seul bruit de ses pas. L’été en ville, passé à transpirer dans la chaleur étouffante qu’il détestait, avait été pénible. Puis l’automne et le remplacement du commissaire de police, avec la procession des nouvelles dispositions, circulaires et directives, l’avaient épuisé. Après des années à la Questure, il sentait croître son exaspération jour après jour. Ainsi, Angela, sa compagne, lui avait-elle presque ordonné de décrocher et lui, au lieu de passer deux semaines sur la Côte d’Azur, avait décidé d’aller ramasser des champignons.
Il avait l’opportunité d’échapper au brouillard de Parme et il s’y était enlisé malgré tout, dans cette vallée des Apennins où le soleil rasant de la mauvaise saison ne pénétrait presque pas.
« Je cherche le calme, s’était-il excusé auprès de son amie, je n’en peux plus des histoires de bureau.
– Va où tu veux, lui avait-elle répondu, sceptique, de toute façon, en ce moment, je ne pourrai te suivre nulle part, je croule sous le travail. »
C’est pourquoi il était parti plutôt serein, sans culpabiliser. Mais dès qu’il avait mis un pied au village, il s’était vu contrarié par cette effervescence fébrile, comme un chœur de chuchotements sous les apparences tranquilles, une sueur froide transpirant dans l’immobilité.
Sur la place aussi il y avait un avis, dans la vitrine de la mairie, et Soneri en relut attentivement le texte tandis qu’il allumait son toscano : « Nous informons les habitants que monsieur Paride Rodolfi est en excellente santé et qu’il est parfaitement en mesure de tenir ses engagements professionnels. Nous remercions les habitants pour la sollicitude qu’ils nous ont témoignée. »
Il essaya de penser aux champignons et aux rejetons de hêtre qui devaient avoir poussé dans le sous-bois trempé. Il était impatient que le ciel soit un peu dégagé pour aller plus haut et cueillir la floraison éphémère d’un bolet. Il n’aspirait qu’à rester loin de tout, sauf des bois et des champignons.

Usé par ses dernières enquêtes, par l’ambiance délétère de la Questure, et par la touffeur de la plaine, le commissaire parmesan Soneri a besoin d’une mise au vert, même brève. Quoi de mieux en ce début d’automne que de s’installer à la bonne auberge de son village d’enfance, au pied de l’Apennin, et de prévoir d’arpenter les coins à champignons de ce bout de montagne qu’il connaît encore presque comme sa poche ? Las, c’est sans compter les circonstances dans lesquelles prend place ce séjour de repos et de gastronomie : le patron de la charcuterie industrielle locale, puissance économique vitale pour toutes et tous, est porté disparu depuis quelques jours, au point qu’un communiqué de démenti de son absence a dû être publié par voie d’affiches, tandis que son père lui-même, fondateur retraité du petit empire de la salaison, ne peut être trouvé depuis le matin même. Les rumeurs silencieuses vont bon train, une sourde inquiétude se répand, et la présence du commissaire, enquêteur de renom, semble tout à coup beaucoup moins anodine. Quand s’y ajoute les coups de fusil dans la montagne attribués à un vieil héros maquisard, ermite et braconnier, et que des renforts de carabiniers sont dépêchés, la marmite semble à présent prête pour une explication ou une explosion.

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À deux heures et demie, le village somnolait encore dans les vapeurs du bouillon de viande. Soneri monta dans sa chambre, mit ses bottes en caoutchouc et s’esquiva sans se faire voir de Sante. Pour une fois, il suivait les conseils d’Angeal. Et puis ces bois lui étaient familiers, il s’y déplaçait les yeux fermés. Il emprunta la route de Montelupo avec l’intention de monter deux kilomètres environ sur la chaussée avant de pénétrer dans la hêtraie. Une petite trotte pour vérifier son souffle. Il commença d’un pas régulier en observant, de temps en temps, le village qui rapetissait. Il leva son regard vers le sommet quand il fut arrivé au réservoir d’eau potable, où se trouvait une fontaine. Le brouillard était un peu plus haut, à dix minutes de marche. Le premier voile de vapeur l’effleura à Boldara, là où finissait le bitume. Puis des clairs-obscurs intermittents, selon l’envie du vent qui effrangeait les nuages. Ce n’est que lorsqu’il s’engagea sur le sentier de la hêtraie que tout se referma. Les arbres et les fins branchages tout autour, le brouillard épais qui pesait depuis les hauteurs, et la terre noire sous ses pieds le firent frissonner. Il poursuivit, légèrement mal à l’aise, en s’enfonçant de plus en plus loin dans cet obscur tunnel. Il avait l’impression de ne pas être seul. Des pépiements d’oiseaux ou des frottements de bogues de châtaigne alternaient avec le bruit des pas d’un gros animal quelque part au fond du bois. Le brouillard et la brise emportaient les sons vers des directions imprécises, trompeuses.
Il avait grimpé sur une bonne distance quand il sentit qu’il avait chaud. Son cœur battait fort et sa respiration était irrégulière : il payait les trop nombreux cigares. Puis il regarda ses bottes incrustées de boue et il comprit le reste : il promenait avec lui au moins deux kilos de terre. Il les frotta contre la mousse et s’aperçut que la nuit allait tomber dans moins d’une heure. Alors il descendit un bout de chemin et s’arrêta lorsqu’il entendit un bruit de branches brisées. Il pensa à un sanglier en fuite et, pendant un instant, il craignit que l’animal ne fonce sur lui. Mais le sanglier coupa par un couloir qui creusait en biais ce versant de la montagne, sans avancer à découvert sur le sentier, cherchant plutôt un abri au milieu du feuillage.
Soneri venait à peine de repartir qu’un tir fit trembler l’air, dont l’écho se répercuta dans toute la vallée comme un bruit de tonnerre. La balle était passée tout au plus à une dizaine de mètres, il avait entendu son sifflement et son impact contre les branches traversées de part en part. Il se coucha immédiatement dans l’herbe humide de rosée, attendant le deuxième tir qui ne vint pas. Puis il resta un instant dans cette position à se demander si le tir de fusil était dirigé contre le sanglier ou contre lui, jusqu’à ce qu’il trouve cette question insensée. Vingt minutes plus tard, il déboucha sur la route goudronnée et, avant même de sortir du brouillard, il entendit la fanfare qui jouait sur la place.

J’ai déjà écrit à propos des deux enquêtes précédentes, « Le fleuve des brumes » et « La pension de la via Saffi », pourquoi la saga du commissaire Soneri créée par Valerio Varesi depuis 1998 me semble apporter avec grand bonheur quelque chose d’assez spécifique dans le polar en général, et dans le giallo transalpin à enquêteur récurrent tout particulièrement, et je vous laisse logiquement vous y reporter. Je le résumerai simplement ici par : attention, épaisseur, ancrage. Publiée en 2005, la sixième enquête (la troisième chez nous, traduite par Sarah Amrani en 2018 pour Agullo Noir) en offre une nouvelle démonstration fort convaincante.

Dans ce recoin déjà quelque peu écarté de l’Apennin, au sud-ouest de Parme, en terrain familier sans l’être tout à fait, (pour son héros enquêteur), l’auteur a pu creuser avec un brio extrême deux de ses motifs essentiels.

D’abord, celui du milieu fermé même s’il est apparemment amical : réellement étranger aux bateliers du Pô qui en offraient un bel échantillon dans « Le fleuve des brumes », Soneri est ici confronté à un tissu pire encore, pour lui, de connivences et de silences, de clins d’œil et de non-dits, dans la mesure où il aurait pu faire partie de ce milieu de villageois tenus par la puissante entreprise charcutière, et en maîtrise encore le dialecte et une bonne partie de l’histoire (mais pas celle qui importe, sans doute). On trouverait sans doute une forme de curieux écho de ce type d’opacité (aux conséquences bien pires encore) dans le récent « Massif » d’Alain Giorgetti.

Ensuite, celui de l’ombre portée de l’Histoire, la grande, sur les intimités : deuxième guerre mondiale et combats entre fascistes et résistants dans « Le fleuve des brumes », années de plomb dans « La pension de la via Saffi », c’est ici, plutôt que la guerre elle-même, la période qui a suivi, celle de la reconstruction et du miracle italien, qui semble avoir engendré les racines des tragédies à venir. Grande Histoire qui a son corollaire spécifique pour le commissaire : de même que dans l’enquête précédente, il apprenait sur sa femme décédée des choses qu’il aurait peut-être préféré ignorer, le voici peut-être maintenant confronté, à ses risques et périls, à certains silences et secrets de son père. François Médéline nous avait fourni une autre forme de démonstration, particulièrement terrifiante, de ce phénomène, avec ses « Rêves de guerre » en 2014.

Et c’est bien en tissant serré cette toile où l’histoire politique et les secrets familiaux se frottent pour le meilleur et pour le pire que Valerio Varesi nous offre à nouveau quelque chose d’assez rare, et de fort enthousiasmant, dans sa troublante mélancolie même.

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Rivara offrit à boire. Tous en rang devant le comptoir, ils faisaient penser à un régiment de soldats. Puis la radio de Delrio grésilla.
« L’ambulance ? Elle est déjà sur la place. Le médecin ? Bien sûr qu’il y a un médecin, celui de garde est venu », répondit l’agent de police.
Un autre grésillement.
« Oui, on est en alerte, on attend les ordres? Que dis-tu ? Vous avez entendu une voix ? Vous n’en êtes pas sûrs ? Bah, au cas où, on est prêt. Ils disent avoir entendu une voix, mais ça pouvait être tout aussi bien le cri d’un animal, annonça Delrio.
– Il y en a qui ressemblent aux cris des êtres humains, admit Rivara.
– Comme les chats en chaleur, ajouta Ghidini.
– Pas moyen de savoir quelque chose de précis, dit le commissaire en secouant la tête.
– Ici, ce n’est pas comme en ville, essaya d’expliquer Maini, ces montagnes semblent faites exprès pour brouiller les pistes.
– Les montagnes n’ont rien à voir là-dedans, ronchonna Soneri.
– Ça pouvait être Palmiro qui appelait son chien. Il ne savait peut-être pas qu’il était déjà rentré à la maison, insista Maini.
– Il aime davantage son chien que son fils, fustigea Volpi.
– Le chien est plus fidèle », fit Ghidini.
Le commissaire écoutait, de plus en plus mal à l’aise, ces dialogues pleins d’allusions qui lui échappaient. On tournait sans arrêt autour du pot, en effleurant un sens confirmé par des signes, des rires et des clins d’oeil, dans un jeu de mimiques qui, pour lui, équivalait désormais à une langue étrangère. Il sentait grandir en lui un sentiment d’étrangeté envers des gens avec qui il aurait aimé avoir des relations fraternelles. Une communauté qu’il avait cru pouvoir réintégrer, mais il se trompait. Et maintenant, au contraire, il se sentait seul comme il l’était à la Questure et comme, sans doute, il l’était depuis toujours. (…)
Une voiture qui déboula à toute vitesse sur la place mit fin à ce suspense insoutenable. C’étaient les jeunes gens de tout à l’heure qui descendaient en courant.
« Palmiro est rentré à la maison », annonça le conducteur.
La tension retomba d’un coup. Rivara fit un pas en avant.
« Qui l’a trouvé ?
– Personne, il s’est débrouillé tout seul. Au réservoir, il a croisé les carabiniers et a demandé si c’était lui qu’ils cherchaient. Il n’a même pas voulu qu’on l’accompagne, expliqua le garçon.
– Palmiro est un homme de fer ! s’écria Volpi.
– Il nous a fait perdre du temps pour rien, grommela Delrio, quant à lui, avant d’appeler aussitôt avec la radio : Alors ? Tout est fini ? On peut s’en aller ? »
L’agent resta longtemps à l’écoute, tandis que les autres chuchotaient pour ne pas déranger. Lorsqu’il eut coupé la communication, il constata que plusieurs paires d’yeux le regardaient de manière interrogative.
« Les feux d’artifice ont fait effet, il dit qu’il les a vus et qu’il a pu s’orienter, mais que, de toute façon, il était capable de retrouver son chemin même sans.
– Il doit être mort de fatigue…
– Apparemment, mais il faisait sombre et ils l’ont tout juste aperçu.
– Il avait son fusil ?
– Non, léger comme un oiseau.
– Est-ce qu’on lui a demandé au moins comment il s’est perdu ? (…)
L’un des garçons descendus de la voiture s’approcha du comptoir, y posa ses deux coudes et se pencha vers l’aubergiste.
« À ton avis, que peut bien faire un camion sur la nationale, à cette heure-ci ? »
Il avait parlé assez fort pour que tout le monde entende.
« Quel camion ? » demanda Rivara.
– Un poids lourd frigorifique immatriculé à l’étranger. Le chauffeur semblait perdu au milieu du brouillard et il a demandé le chemin pour se rendre à l’usine de charcuterie.
– Il doit peut-être charger et il était en retard, essaya d’expliquer Volpi.
– Il n’y avait pas que le chauffeur. Ils étaient trois et on les a vus monter vers l’usine.
– À trois ? » demanda Rivara.
Le garçon fit signe que oui, en esquissant un léger sourire entendu.
« D’après moi, ils avaient l’intention de charger la marchandise maintenant.
– Ils doivent être vraiment pressés, dis donc, railla Ghidini.
– Je le crois aussi, confirma le garçon. Devinez pourquoi », lança-t-il pour conclure.
Personne n’osa répondre et le silence s’installa de nouveau.

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