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Notes de lecture 2023

Note de lecture : La trilogie « Échos des années grises » (Benjamin Dierstein)

Au cœur de la police instrumentalisée des années Sarkozy-Valls et des « affaires », une plongée dans trois puissantes trajectoires obsessionnelles de flics sur leurs routes de collision. L’âpreté d’un grand art du choc des mots fiévreux là où il le faut.

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Trilogie Dierstein

Samedi 19 mars 2011
Deux heures du matin. Tu titubes dans la rue.
Les lampadaires te bourdonnent dans la tête avec cette lumière orange blafarde qui donne la nausée. La même lumière orange, tous les soirs, toutes les nuits. Journée de merde, enquêtes de merde. Un exhibitionniste qui traîne du côté des Buttes-Chaumont et que tu n’arrives pas à coincer. Trois déclarations de viol : le samedi, c’est toujours carton plein. Ton enquête sur la filière serbe de Jovanovic et Deda, que tu traînes depuis quatre mois et qui n’aboutit à rien. Le quotidien de merde à la BRP. Et puis ton petit business avec Gérard, ton chef de groupe. Qui te permet de t’éloigner chaque jour un peu plus de ta dette.
Pour finir la journée en beauté : des pintes de bloody mary au London Club. Tu n’es pas encore au lit que tu as déjà mal au crâne.
Musique de merde à fond la caisse. Tu tournes la tête et tu vois des jeunes qui font la fête dans un appartement au rez-de-chaussée. Des filles en mini-short qui rient aux éclats. Des garçons qui boivent du whisky à la bouteille. Des couples enlacés qui se roulent des pelles. Ça sent les hormones débridées. Une jeune fille blonde, 20 ans à peine, les cheveux mi-longs. Elle te rappelle Sandra, ça t’interpelle. Même tête de poupée. Mêmes yeux dans lesquels on se perd. Même cul d’étudiante, ferme et bombé. Même corps bien dessiné avec lequel on a envie de jouer. Sa bretelle de soutif qui dépasse. Tu plisses les yeux pour reconnaître la marque. Une de tes occupations favorites pour exercer ton excellente acuité visuelle. Aux contours du liséré noir, tu dirais un Aubade ou un Lise Charmel.
Un jeune te voit la mater et te fait un doigt. D’habitude, tu leur fais peur avec ton crâne rasé, ton mètre quatre-vingt-dix et ton cuir de bad boy. Mais pas lui.
Tu fouilles dans tes poches et en sors tes clés. Pas envie d’aller te coucher seul ce soir. Pourtant tu n’as rin fait pour ramener une fille.
La porte de ton immeuble s’ouvre. La boîte aux lettres : ton nom, Christian Kertesz, barré et remplacé par Sale Flic. Un an que c’est comme ça. Tu montes les escaliers. Pas d’ascenseur. Au dernier palier, tu reprends ton souffle et tu pousses la porte avec un ouf de soulagement. Comme tous les soirs, tu te promets de fumer moins de clopes le lendemain. Deux paquets par jour, ça laisse des traces.
Ton appartement : des pièces vides et sans chaleur. Une chaîne hi-fi flambant neuve, qui n’a jamais vraiment servi. Quelques disques égarés. Un lit aux draps usés qui sentent la transpiration. Et des cartons avec tes affaires, toujours pas déballées depuis trois ans.
À cette heure-là, normalement tu t’étales sur le lit et tu dors en moins de deux minutes. mais là, à travers le mur, tu entends les nouveaux voisins qui crient. Arrivés il y a deux semaines et ils foutent déjà le bordel. Ça résonne dans ton crâne comme un marteau-piqueur. Une femme qui pleure et qui hurle et qui pleure encore. Un homme qui hurle à son tour. Des bruits de coups. Des objets cassés.
Tu ne peux pas dormir et tu as envie d’une femme. Mais pas n’importe laquelle. Tu veux Sandra. Ta Sandra. Trois ans que tu la touches dans tes rêves, toutes les nuits. Trois ans que tu vis avec le souvenir de son corps. Ses seins, son ventre, son cul. Des formes fabuleuses qui te fascinent toujours autant. Ses jambes, gracieuses, élancées. Son visage d’ange blond, éternellement jeune. Peut-être qu’aujourd’hui elle ne ressemble plus du tout à l’image que tu t’en fais. Tu t’en fous. Tu vis avec un fantasme. Un fantôme. Mais ça te suffit. Les autres femmes ne t’intéressent plus.
Tu sors ton téléphone et tu composes son numéro. Tu ne le fais jamais à jeun, mais bourré ça ne loupe pas. Et le lendemain tu te mets des baffes.

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Christian Kertesz, gigantesque gaillard rompu à tous les combats possibles ou imaginables, ou presque, a été l’un des meilleurs limiers parisiens de la Brigade de Répression du Proxénétisme. Désormais à la PJ, il fait aisément figure d’âme damnée de Michel Morroni, un vieux de la vieille qui est aussi, « dans le civil », un discret et efficace protecteur et agent d’influence d’un clan corse du grand banditisme.

Gabriel Prigent, ancien de la Légion Etrangère dans sa jeunesse, était l’un des plus brillants éléments de la police nationale à Rennes, avant qu’un drame personnel (dont on apprendra lorsque nécessaire tous les tenants et aboutissants) ne le propulse dans une spirale infernale de rage et de choc avec des collègues moins exigeants en matière d’enquêtes, et ne le recycle plus ou moins habilement au sein de la PJ parisienne.

Laurence Verhaeghen, manœuvrière suprêmement habile, redoutable manieuse de journalistes et de syndicalistes policiers, est une enquêtrice parfaitement professionnelle, mais aussi dévorée d’ambition, et prête pour cela à bien des subtilités politiques.

Trois personnages d’une puissante épaisseur humaine, dans leurs différences irréductibles. Trois noeuds d’obsessions, bien distinctes mais pareillement dévorantes, in fine. Trois policiers lancés sur de sauvages trajectoires de collision qui emporteront tout ou presque sur leur passage.

Le lendemain, à 8 heures, après une heure de footing sous la pluie le long de la Seine : encore et toujours les cartons, mais cette fois c’est dans une pièce obscure, étroite, numérotée 415. Devant moi, mon nouveau bureau, vide, métallique et froid, celui du commandant Michel Morroni, qui a déjà rangé ses affaires et fête aujourd’hui son départ en retraite. Autour de moi, cinq autres bureaux, ceux de mes nouveaux collègues, dont j’ai appris les noms et grades par cœur pour éviter toute surprise : le commandant Franck Beauvais, procédurier, qui vient de prendre la tête du groupe suite au départ de Michel Moroni, la capitaine Laurence Verhaeghen, le lieutenant Patrice Gabach, les brigadiers Frédéric Daigremont et Nesrine Bensaada. Sur les murs, des drapeaux des pays asiatiques, des agrandissements de photos de cadavres et un planning à l’abandon cachent une vieille peinture blanche qui s’écaille dans les coins. En face de mon bureau, un miroir me renvoie ma petite taille et ma calvitie naissante, saleté de calvitie naissante, qui crée depuis quelques années comme un îlot sur le haut de mon front.
Dehors, à travers le vasistas qui éclaire la pièce, la pluie tombe, toujours, la Seine est grise et l’air humide a comme un parfum de nostalgie de mes années rennaises. Le rêve de tous les gamins de l’école de police, les bureaux de la Crime sous les toits du 36 quai des Orfèvres, et pourtant ce goût amer qui persiste dans ma bouche.

Publiés en 2018, 2020 et 2022, chez Nouveau Monde pour « La sirène qui fume » et « La défaite des idoles », puis dans la collection Equinox des Arènes pour « La cour des mirages », ces trois volumes, regroupés sous l’appellation de trilogie « Échos des années grises », et désormais disponibles tous les trois en poche chez Points Policiers, proposent ensemble l’une des plus impressionnantes sagas policières françaises de ces dernières années.

Tu arrives à ta voiture, essoufflé. Tu prends l’ordinateur du petit Nicolas Martineau dans le coffre et tu l’ouvres. Pas de mot de passe. Tu fouilles. En cinq sec c’est plié. Des dossiers avec des noms explicites. Des photos. Des vidéos. Quatre vidéos avec Clotilde. Une première où elle rigole avec une bande de gamins qui fument des joints. Des jeunes gars de 14 ans à peine, sapés en costard. Des filles habillées comme des poules de luxe. Une deuxième où Clotilde fait un strip-tease à Nicolas. Clotilde qui regarde la caméra comme si elle baisait avec. Clotilde qui plonge son regard dans l’objectif. Clotilde qui se passe la langue sur les lèvres. Clotilde qui se passe les mains sur les seins. Clotilde qui retire doucement sa jupe. Clotilde qui dit à Nicolas qu’elle veut se faire sauter jusqu’à plus soif. Un léger défaut de prononciation. Tu remets en arrière. Un chuintement, discret, mais bien présent : choif au lieu de soif. Tu laisses défiler la vidéo. Elle se met dos à la caméra. Bombe son cul et le plante sous l’objectif. Dans son dos, un petit tatouage, juste au-dessus des fesses. Tu fais pause. Une sirène qui fume avec un porte-cigarettes. Impression écran et copie de l’image.
Puis tu remets lecture. Elle dandine son cul devant la caméra. Regarde l’objectif avec la bouche en cœur. Tu vois Sandra dans ses yeux, dans sa bouche, dans son cul. Tu pourrais presque la toucher. Tu as envie de la toucher. Clotilde commence à baisser sa culotte. Tu vois le haut de sa raie mais tu ne peux pas regarder plus longtemps.
Tu refermes d’un coup sec le rabat de l’ordinateur.
Et tu démarres.

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Ce fleuve torrentiel à trois grandes voix intérieures dominant l’ensemble des péripéties nous entraîne d’abord, au premier chef, dans les eaux ô combien fangeuses, au hasard orienté des escales et des ruptures de direction , de la prostitution adolescente et jeune adulte, des réseaux multi-criminels, des chantages et des extorsions tirant parti des vices les moins communément acceptés du personnel politique et économique (on rencontrera ainsi au fil des pages bon nombre des protagonistes les plus notables des faits divers à retentissement politique des années 2008-2013), mais aussi, et c’est certainement là que Benjamin Dierstein révèle toute la capacité de cruauté (sans voyeurisme) de son clavier, de la criminalité pédophile et des enlèvements les plus tragiques d’enfants encore impubères – quelles que puissent en être les inavouables raisons, satisfaction de pulsions ou trafics rémunérateurs, sans qu’aucun complotisme absurde ne soit ici nécessaire, bien évidemment – et comme le notent plusieurs personnages, au passage.

Il est presque dix-sept heures trente quand tu passes les portes du Churchill, en plein Rivoli. Clin d’œil à ton vieux copain Terrence qui tient l’entrée. Un de ceux qui servaient ton business à l’époque où tu fournissais les riches touristes en putes de luxe.
Aussitôt à l’intérieur, tu te diriges vers les petits salons. Tu connais l’hôtel comme ta poche. Comme la plupart des établissements de luxe de ce côté-ci de la Seine. Bars, clubs, hôtels, tu les as tous ratissés de fond en comble pendant tes trois années à la BRP.
Tu fais tourner ton acuité visuelle comme un radar. Dix-huit sur dix à chaque œil. Tes collègues à la PJ t’appelaient Superman à l’époque. Avec un seul œil c’est plus difficile désormais, mais tu arrives malgré tout à obtenir une précision surhumaine.
Tu reconnais Didier Cheron à une table.
Didier est un ancien RG5 qui a fait tout un tas de saloperies à l’époque où le PS tenait la France par les couilles. Il continue à faire ses cochonneries, mais dans le privé. À la tête de Noticia, une boîte de sécurité et de renseignement qu’il a montée il y a six ans. Et pour qui tu as l’habitude de faire des missions grassement payées, dès qu’aucun gusse de la boîte ne veut se mouiller.
Didier est le premier à t’avoir appelé ce matin. Mon petit chat, maintenant que tu es un citoyen tout à fait respectable, je compte sur toi. Traduction : il y a du boulot chez Noticia. On a besoin de tes réseaux dans la came et dans le cul. On a besoin de ton mètre quatre-vingt-dix tout en muscles. On a besoin de tes talents en filoche et en cambriolage. On a besoin de tes copains à la BRP et chez les Stups. Rejoins-moi au Churchill à dix-sept heures pour fêter ça.

Davantage encore, et comme les meilleurs parmi les romans contemporains de police procedural qui, à travers les flics se cognant ensemble dans les murs individuels et collectifs, décrivent souvent mieux que quiconque le désert du réel, cette formidable trilogie, à l’image des travaux de lointains prédécesseurs tels que Giorgio Scerbanenco ou le couple Sjöwall / Wahloö, dessine tout le paysage socio-politique de l’époque, en saisissant pleinement la rupture sarkozyste – qui poussa sans doute plus loin que quiconque l’instrumentalisation des forces de police et autres « services » autour d’un projet politique personnel à préserver quoi qu’il en coûte – et le choc en retour de la reprise en main hollando-vallsiste, sur fond d’affaires de plus en plus sulfureuses, que la presse d’investigation sérieuse (à laquelle l’auteur rend un hommage appuyé, dans son texte comme dans ses remerciements) soulève le plus souvent bien avant la justice – et dont le retentissement dans notre pays n’est sans doute pas prêt de s’arrêter, malgré la banalisation de ces asservissements politiques. Le temps où un Frédéric H. Fajardie, dans sa série construite autour du fictif commissaire Padovani, pouvait évoquer presque en souriant la souplesse de l’échine du mentor du héros, et l’efficacité avec laquelle il maniait ses amitiés, gaullistes autant que socialistes, franc-maçonnes autant que résistantes, semble désormais bien loin – et Benjamin Dierstein témoigne avec un immense brio de cette véritable mutation.

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– En quoi c’est un problème?
– Un nouveau projet d’hôpital se prépare à Tripoli, et je souhaite que ce soit ma société qui le construise. Sauf qu’en plus d’être mal vu par certains cadres du CNT, je ne suis pas seul sur le coup. En septembre, j’ai participé avec quatre cents patrons à une réunion d’information du Medef sur les perspectives d’investissement en Libye. Le CNT a évalué le marché de la reconstruction à deux cents milliards de dollars sur dix ans. Autant vous dire que c’est le nouvel eldorado. Tout le monde veut être dessus. Celui qui obtiendra la construction de l’hôpital à Tripoli sera en première ligne pour les futurs marchés publics.
– La Libye c’est le Far West, Christian. Sarkozy a fait n’importe quoi avec cette guerre. Il faut des entreprises responsables pour éviter que les requins bouffent tout. Il faut investir, donner sa chance au peuple libyen, et contrairement à d’autres boîtes, Patrick veut le faire avec de l’éthique. Maintenant que Kadhafi est mort, c’est Libye année zéro. Tout est à construire. Tout est à faire. Le gouvernement français n’a pas encore donné son feu vert pour y aller, mais dès que la zone sera sécurisée, la ruée vers l’or va commencer. Et maintenant que Kadhafi est mort, c’est une question de semaines.
Tu lèves la tête vers Rougier :
– Qui va financer cet hôpital?
– Un homme d’affaires de Benghazi.
– Tout seul?
– Avec des capitaux nigérians et soudanais. L’homme qui va piloter le projet connaît le Medical Center que j’ai construit, et il connaît donc mon sérieux à l’ouvrage. Il veut ouvrir un complexe hospitalier en plein centre de Tripoli. Un bâtiment de trente-cinq mille mètres carrés, équipé de quatre cent cinquante lits. Le budget est évalué à quatre-vingts millions d’euros, plus les commissions.
À l’intérieur, tu comptes: un zéro, deux zéros, trois zéros, quatre zéros, cinq zéros, six zéros, sept zéros. Ça veut dire potentiellement un chèque à cinq zéros pour toi si l’opération réussit.
Tu acquiesces. Didier embraye :
– On est plusieurs sur le coup, mais on sait qu’on passera devant des dossiers chinois et allemands qui n’ont pas de personnes aussi compétentes qu’Elias pour assurer leurs relations publiques. Notre seul souci est une entreprise française qui travaille avec un intermédiaire très bien placé. Et qui est notamment copain comme cochon avec le fils du président de la République nigérian, qui a des billes dans le montage financier.
– Une entreprise connue?
– Un trio d’entrepreneurs qui ont monté une nouvelle boîte pour faire des affaires en Libye. Ils sont soutenus par une filiale de Bouygues.
Tu comptes à nouveau: sept zéros. Du pipi de chat pour les types de Bouygues.
– Vous voulez faire quoi exactement?
– Cette filiale est dirigée par un homme que je connais bien, monsieur Kertesz. Serge Pommier. Il est très loin d’être irréprochable.
– Patrick nous a demandé de nous renseigner sur cet homme, Christian. Et vu que tu es à nouveau disponible, j’ai pensé à toi.
– De quel type de renseignements est-ce qu’on parle ?
– De tout ce qui peut l’empêcher de remporter la construction de l’hôpital.
– Je tiens à préciser que je veux une discrétion totale sur ce dossier, monsieur Kertesz. Il est hors de question que cela arrive jusqu’aux oreilles de la direction de Bouygues. Nous visons la personne en question, et elle uniquement.
Face à toi, Khoury arbore son sourire en coin.

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Bien entendu, c’est du côté de James Ellroy et de David Peace, deux admirations revendiquées par l’auteur, que l’on trouvera le plus de résonance. Si la porosité entre la politique et le crime, dans la lignée du « Chicago-Ballade » (voire de l’ensemble de « Politique et crime ») de Hans Magnus Enzensberger, et donc du « Quatuor de Los Angeles » est manifeste, c’est peut-être toutefois dans la trilogie Lloyd Hopkins de l’auteur californien que l’on trouverait une approche aussi paroxystique des fantômes pas toujours très respectables qui hantent l’âme des enquêteurs. Mais l’art rare démontré ici par Benjamin Dierstein dans la traduction en mots fiévreux des obsessions intimes de flics confronté aux démons, les leurs et ceux des autres, n’a sans doute de véritable égal que chez David Peace, dans son « Quatuor du Yorkshire », certainement, mais aussi, et peut-être plus paradoxalement, dans la contagion émotionnelle et langagière qui habite son « Rouge ou mort » pourtant si éloigné en apparence du polar contemporain.

Lundi 25 juin 2012
Ma définition de l’enfer : le soleil, la chaleur, le sable.
Mes souvenirs de l’enfer : les maisons de fortune, les hurlements, les cadavres, les camarades qui se bouchent les oreilles et qui chantent à tue-tête. Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin, pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains, tiens, voilà des balles de fusil dans ta caboche, tiens, voilà un village autochtone rasé par les flammes, tiens, voilà vingt corps en décomposition, tiens, voilà des yeux ouverts qui te regardent, immobiles comme la mort.
L’enfer, là-bas, dans un autre temps : ma jeunesse de légionnaire, le Tchad, 1983, des bidasses et des macchabs.
L’enfer, ici et maintenant : Paris, le quai des Orfèvres.
Même chaleur, même soleil, mêmes cadavres qui m’observent.
Ce que je sens : l’asphalte chaud, le soufre, l’urine, le caoutchouc brûlé, le cambouis, les parfums chimiques et les eaux usées.
Ce que j’entends : les moteurs, les klaxons, les conversations en anglais, en chinois, en allemand, les bottines qui raclent le bitume, les walkmans qui jouent trop fort, les touristes qui marchent trop vite.
Treize heures cinquante-quatre à ma montre : je remonte le quai du Marché-Neuf en respirant difficilement, je n’ai plus l’habitude de sentir la piqûre du réel sur ma peau, d’être dehors, d’avoir chaud, ni même de marcher ou de vivre.
Un an que je n’ai pas mis les pieds au Quai des Orfèvres, un an que je vis en dehors du monde, un an que j’alterne entre mon appartement et l’hôpital psychiatrique, loin des voitures et des humains.
Et pourtant : pendant un an j’ai vu des hommes, j’ai vu des femmes, je les ai sentis, je les ai entendus. Pendant un an on m’a répété jour après jour qu’ils n’existaient pas, que c’étaient des hallucinations, que j’étais victime de délires psychotiques, que j’avais un comportement incohérent, que je devais me reposer. On m’a donné tous les noms, dépressif, bipolaire, schizophrène. Pendant un an j’ai avalé à longueur de journée du Tercian, du Zyprexa, du Laroxyl, pendant un an ils ont contrôlé mes contractions cardiaques à coups d’électrocardiogrammes mensuels parce qu’ils avaient peur que je leur claque dans les doigts, pendant un an ils ont surveillé mon poids sans pouvoir rien y faire, ils m’ont regardé passer de soixante-dix à quatre-vingts kilos, de quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilos, de quatre-vingt-dix à cent kilos, de cent à cent dix kilos, et maintenant je suis obèse, je n’ai plus une seule envie, plus de sensations, rien, je suis indifférent à tout, il ne me reste plus qu’un désir, un seul : manger.
La brasserie du Soleil d’Or à ma droite : des flics et des magistrats en terrasse, qui profitent encore quelques instants du soleil avant de retourner s’enfermer dans un quelconque bureau. Le pont Saint-Michel à ma gauche : une horde de bus à deux étages, des vélos, des taxis, des machines qui m’agressent. Je traverse le boulevard du Palais, je joue des coudes pour rester sur le trottoir, je dépasse un groupe de touristes amassés autour d’un guide, téléphones tendus à bout de bras.
– Papa ! Papa !
Je me retourne, comme à chaque fois, parce qu’à chaque fois ça me surprend, parce que les voix des petites filles de dix ans se ressemblent terriblement : c’est le même chant envoûtant, presque note pour note, que celui qui m’appelait il y a six ans dans le métro rennais, mais là, quand je regarde derrière moi, il n’y a pas de Juliette, juste une gamine sans visage qui cherche son père dans la foule. Je sais pertinemment que ma fille aurait eu seize ans cette année, je sais qu’elle n’aurait pas eu la même voix, je sais que je dois encore faire des efforts, tous les jours, pour me battre contre les saloperies qui me gangrènent le cerveau, les médecins l’ont dit, les psychiatres l’ont dit, ma femme l’a dit, ma fille l’a dit, tout le monde l’a dit, mon cerveau est malade, je le sais pertinemment, mais pourtant à chaque fois qu’une fillette crie dans la rue mon premier réflexe c’est de me retourner, et là, enfin, pendant un millième de seconde, je sens la chaleur d’une joie immense envahir mon corps avant de redescendre brutalement vers les abîmes, dans un monde où Juliette est morte, morte pour toujours, définitivement morte.
Deux mille cent soixante-douze jours aujourd’hui qu’elle a disparu.

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Au service de cette documentation massive qu’il s’agit de transmettre avec grâce (même si quelques menues scories demeurent encore du côté de certaines scènes d’exposition par informateurs interposés), mais surtout du vertige intime de l’obsession dévorante, qu’il s’agit de rendre dans toute sa violence, mais aussi dans toutes ses finesses et ses contradictions, Benjamin Dierstein a su trouver une langue bien particulière. Son maniement affûté et joueur (mais jamais souriant) des répétitions, des litanies, des trébuchements, des murmures intérieurs, des confusions ou bien des mots maladifs, par exemple, crée une grille de rythmes véritablement envoûtants, délétères, vengeurs – qui exaltent les deux ambiances grise et noire qui habitent son texte. Continuellement nimbée d’un humour noir dévastateur, cette exploration réaliste et crue d’un quotidien policier exposé aux dérives qui, du politique, contaminent bientôt l’intime dans des proportions insoupçonnables, s’affirme comme une fresque incontournable de la littérature policière contemporaine – et au-delà.

Et encore, tout ce qui touche à sa vie personnelle, ce n’est pas le pire…
Le pire, c’est ce qui l’attend aujourd’hui – c’est ce qui l’attend demain – c’est ce qui l’attend tous les jours – c’est son poste de commandant de groupe à la DCRI.
Depuis que les socialos ont débarqué, c’est panique à tous les étages – Verhaeghen travaille au sein d’une cellule des opérations spéciales qui a tout fait pour empêcher l’arrivée de Flanby au pouvoir…
Pour empêcher que Sarkozy soit traîné dans la boue avec l’affaire Bettencourt…
Pour empêcher qu’il soit traîné dans la boue avec l’affaire Karachi…
Pour empêcher qu’il soit traîné dans la boue avec l’affaire Kadhafi…
Avant que la gauche débarque, ils avaient les mains libres pour faire ce qu’ils voulaient – planquer, écouter, filocher, poser des micros – mais maintenant c’est fini –
terminado.
Maintenant, ça sent le sapin pour elle…
Ça sent le sapin pour son supérieur hiérarchique – le commissaire Barbier…
Ça sent le sapin pour son équipe…
Ça sent le sapin pour toute la Sarkozie…
Les purges ont commencé à la DCRI – à peine arrivé à Beauvau, Valls a viré Squarcini manu militari… Squars était sur la sellette à cause de l’affaire des fadettes du
Monde… À cause de ses copinages avec Guérini… À cause de l’affaire Mohamed Merah… Pour le remplacer à la tête des renseignements intérieurs, Valls a placé un homme sûr – un homme qui n’hésitera pas à faire le ménage si besoin – Patrick Calvar, ex-directeur du renseignement à la DGSE, ex-adjoint de Squars à la DCRI après la fusion des services, ex-spécialiste du monde arabe à la DST.
Les purges ont commencé à la DGPN –
exit Frédéric Péchenard, le grand copain de Sarko… Bienvenue Claude Baland – un pur produit de la préfectorale, qui va appliquer ce que demande Valls comme un bon toutou.
Les purges ont commencé à la PP – Valls voulait sauver Michel Gaudin pour éviter que la préfecture lui échappe, mais c’est foiré… Comme depuis deux cents ans, la préfecture de police de Paris a été annexée par l’Élysée pour contrecarrer le pouvoir du ministre de l’Intérieur… Gaudin devait prendre sa retraite dans un an, mais il a quand même été viré sans sommation par Flanby… À sa place, Hollande a placé Bernard Boucault, ancien préfet des Pays de la Loire – il y a encore six mois à attendre avant Noël, et pourtant son copain Ayrault a déjà le cadeau avec le plus bel emballage.
Les purges ont commencé dans toute la police – restent quelques figures de la Sarkozie, comme Lothion à la DCPJ et Flaesch au 36, mais une chose est sûre : ils vont finir par dégager.

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À propos de Hugues

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