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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Du rock, du punk, de la pop et du reste » (Jean-Michel Espitallier)

Une plongée amoureuse, complice, érudite, éclectique et toujours lucide dans les musiques actuelles qui nous font tant vibrer, toujours, malgré la tristesse qui nous saisit parfois devant leur spectaculaire marchand effréné.

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J’ai écouté et aimé à peu près tout les genres, avec mes préférences, mes lacunes, ma subjectivité, mes emportements. Avec mes tripes. Des albums très sophistiqués et des morceaux vraiment pourris. Ma discothèque est un bric-à-brac incongru, cousinages contre nature, voisinages antagonistes, dialogues de sourds (façon de parler). J’adore le punk anglais et le prog’ rock première période, le krautrock et le trip hop, Gong et Sonic Youth, Syd Barrett et Osees, Robert Wyatt et Sleaford Mobs, Siouxsie et Stereolab, Radiohead et la no wave, le label Warp Records, les groupes Rough Trade et les artistes Motown, etc. Toujours pour des raisons différentes, parfois diamétralement opposées et selon des angles d’attaque et des points de vue changeants.
C’est donc à partir de mon expérience personnelle que j’ai désiré bâtir ce livre. Si je suis le personnage principal de ma vie, le rock en est souvent le second rôle. Et ce second rôle sait tout de moi. Une discothèque, c’est un autoportrait.

Après avoir lu son si passionnant « Syd Barrett – Le rock et autres trucs » (2009 – réédité en 2017), on s’était bien évidemment pris à rêver d’un autre texte dans lequel Jean-Michel Espitallier amplifierait pour notre plus grand plaisir son parcours rock entre profonde érudition, éclectisme forcené, sens du lieu et de l’instant, et complicité exigeante avec cette forme artistique qui côtoie bien entendu sans s’y résumer la poésie (fût-elle en prose) qu’il fréquente encore plus assidûment de son côté, à la lecture comme à l’écriture. Voici la chose faite, avec ce « Du rock, du punk, de la pop et du reste » (toujours ce souci dès le titre de ne pas être limitatif), publié chez Pocket (dans la collection Agora) en 2022. Et disons-le d’emblée : le résultat est bien largement à la hauteur de notre attente.

Parfois même, seul leur passé nous intéresse. Ils ont beau avoir accumulé les albums depuis la fin des années glorieuses, c’est leur passé, c’est-à-dire le nôtre, que l’on est venu applaudir. Rewind sur nos vies, comme pour aller toucher du doigt notre éternelle (en partie grâce à eux) adolescence. Steve Hackett, par exemple, le premier guitariste de Genesis, rejoue toujours, sur scène, un demi-siècle ou presque après avoir quitté le groupe, un album complet de ses anciens compagnons. Émotion, larme à l’œil. Séance de rattrapage pour ceux qui, à l’époque, avaient séché. Promo oblige, les quelques morceaux de son dernier album qu’il est venu défendre ce soir-là intéressent moyennement les fans de Genesis mais, comme ils ont de l’éducation, tout le monde applaudit en attendant, au rappel, le retour du passé, c’est-à-dire de l’extase.
C’est d’ailleurs au rappel (quand on se rappelle, quand on les rappelle pour qu’ils nous rappellent) que les groupes du patrimoine écrasent le champignon avec les vieux stocks déballés sur scène depuis dix ou quarante-cinq ans. Façon de suggérer, en toute complicité, que c’était le bon temps. Et qu’au fond, nul n’était dupe de cette transaction ; c’est parce qu’il y avait eu les bijoux passés que l’on continuait de les suivre. Comme si l’avant permettait de supporter l’à présent. De le vitaminer. De le réenchanter. Alors, pour dire au revoir, convocation des revenants, déballage des armes d’excitation massive. Ainsi de Paul McCartney qui tient son public en respect avec le répertoire des Beatles. Il sait parler aux fans. Quand, au rappel, il envoie « The End », performatif et somptueux finale d’Abbey Road, il met son public à genoux. Coitus non interruptus. En direct, et sous nos yeux, une page de la grande Histoire. Machine à remonter le temps. Duplication des choses disparues. Paul a toujours le dernier mot !
Juste avant le rappel, flottement, petit suspense, tension. Sorte d’entracte avec du bruit. Ils ont quitté la scène. Dans le public, léger embarras. Ambiance subitement retombée sur la Terre. Oreilles qui sifflent et sensation de vide. Tout le monde se doute qu’ils vont revenir, c’est la règle, le rituel (on a même vu des rappels presque aussi longs que le concert proprement dit), mais sait-on jamais ! Trahir cette habitude peut jouer la partition de l’obligatoire arrogance de musicos mal élevés, caprice de stars, mépris artiste ou simplement parce qu’ils n’ont pas envie de jouer ce jeu-là (c’était la règle de Pere Ubu. Ce fut parfois le cas de Prince qui préférait abréger pour filer dans quelque club de la ville y poursuivre le jam jusqu’au bout de la nuit). Mais c’est rare. Le rappel est le petit supplément qui fait semblant de ne pas être prévu (mon œil !). Cadeau ! En général, donc, ils reviennent. Si l’on sait comment s’y prendre… Si l’on sait comment les rappeler. Et donc, au public de jouer pour les faire rejouer. À eux de rejouer pour le faire rejouir. Ce sera fonction, croit-on, de l’intensité de nos battements de pieds, cris, applaudissements à tout rompre, rain chant woodstockien à s’en faire péter le larynx qu’ils se plieront, espère-t-on, à nos frénétiques désirs de retrouvailles.

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Avec une ferveur profonde, intense, tout à fait comparable à celle du Nick Hornby de « Haute fidélité » (et de « Juliet, Naked ») ou du Marc Spitz de « How Soon Is Never » (et de « Too Much, Too Late »), avec cette lucidité des amoureux exigeants d’un art, qui, bien que complices intimes, savent moquer plus ou moins gentiment les travers de leur objet de passion, Jean-Michel Espitallier nous fait parcourir à ses côtés un paysage d’un formidable éclectisme (les pages 14, 15, 16 et 17, qui se contentent pourtant de coller sur leur mur blanc les noms de groupes et d’artistes chéris, comme autant de traces de billetterie et de mémoire, sont fascinantes), un nid de contradictions flagrantes (qu’il traite selon les moments aussi bien avec la précision analytique des Luc Boltanski et Eve Chiapello du « Nouvel esprit du capitalisme » qu’avec la poésie féroce et désenchantée du Patrick Bouvet de « Carte son » ou de « Media Machine Muzak »), un petit monument d’érudition (Michka Assayas, à son tour, n’est pas si loin – comme d’ailleurs le Luz de « Claudiquant sur le dancefloor » et de « Faire danser les filles ») – le tout avec une malice joueuse nettement contagieuse. Un grand moment d’enchantement et d’amour critique.

L’argent ne fait pas le bonheur.
Mais le rock fait beaucoup d’argent.
L’économie libidinale des sociétés libérales – fétichisation de la marchandise, projets de vie devenus projets d’achats, désir devenu désir de consommer, etc. – fond comme un aigle sur cette révolution. La jeunesse devient une cible de choix pour les sorciers du marketing. Elle ouvre de nouveaux marchés que facilitent les médias de masse. Érotisation de la marchandise, marchandisation des passions, alimentation du tiroir-caisse et rock’n’roll en maître de cérémonie financière à grands jets. Bientôt, la rébellion devient un placement à long terme. « Turning the rebellion into money » chantent les Clash dans « (White Man) In Hammersmith Palais ». Le capitalisme est quand même un truc super bien fait, machine à récupérer tout ce qui le met en critique, permissif et décontracté du moment que c’est en rayon.

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À propos de Hugues

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