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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Syd Barrett, le rock et autres trucs » (Jean-Michel Espitallier)

Derrière la figure de Syd Barrett, le légendaire fondateur de Pink Floyd, ermite musicalement silencieux de 1974 à sa mort en 2006, une interrogation endiablée autour de la musique rock, de la politique et de la poésie.

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Comme d’une part les Anglais ne souhaitaient pas entrer dans la combine, et qu’ils étaient protégés depuis très longtemps du continent par une poignée de kilomètres de mer sur laquelle plein de gens n’avaient jamais voulu se mouiller, et comme, d’autre part, les Allemands qui souhaitaient les faire entrer quand même dans la combine s’étaient bricolé pour l’occasion des avions archiperformants et même des fusées superméchantes qui passèrent par-dessus la poignée de kilomètres de mer avec leurs millions de quintaux de bombes qu’ils sont allés expédier directement sur pas mal de villes anglaises qui ripostèrent avec la DCA, dans le ciel anglais ce fut pendant quelque temps des feux d’artifice mégaquadrichromiques alors qu’en bas, à l’arrivée des millions de quintaux de bombes allemandes, des superméchantes fusées et parfois des avions archiperformants qui s’étaient pris un obus anglais dans le ventre, on n’était pas à la fête et les villes anglaises qui ont été très durement retouchées ont été reconstruites vite vite en 1945 parce que les paquets de ruines, ça va un moment, et on a reconstruit pas mal de quartiers en style 45, c’est-à-dire pas très drôle, assez géométrique, très standardisé, et surtout les banlieues parce que, depuis toujours, et pas seulement en Angleterre, c’est en banlieue qu’il y a les industries et que dans les guerres ce sont les industries qu’il faut paralyser même si, stratégiquement, un peu de bombardements de terreur sur les populations civiles ne peut pas faire de mal. Et donc, il y a tout lieu de penser que la banlieue sud de Cambridge fut durement touchée dans les années quarante parce que tous les bâtiments sont construits à la mode de l’après-guerre c’est-à-dire pas très drôle, assez géométrique, très standardisée. Tout ça pour dire que le lieu où je vais vous emmener n’est pas très folichon.

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Au moins autant que son frère consanguin et diablement ambigu, le capitalisme (l’auteur abordera d’ailleurs dans l’ouvrage, en temps utile et par la face ouest, la curieuse dynamique ayant pu habiter cette fratrie-là), le rock se caractérise (une fois traité naturellement le passage obligé du couple basse-batterie soutenant guitare et clavier, puis, de plus en plus, et notamment à partir de 1966-1967, toutes sortes d’autres trucs) par son extrême malléabilité et par sa capacité d’absorption culturelle redoutable. Le détour apparent par le Blitz de 1940 qu’effectue Jean-Michel Espitallier dès les premières phrases de son récit-essai poétique et analytique, publié en 2009 chez Philippe Rey et réédité en 2017 chez Le mot et le reste, n’est donc pas réellement une digression : saisir l’esprit du lieu – dans l’origine massive et explosive de son architecture contemporaine – semble a posteriori nécessaire pour saisir l’étrange paradoxe à faces multiples qui entoure la réclusion volontaire de Syd Barrett, le fondateur central de la machine électronique Pink Floyd, parti, écarté, enfui ou disparu alors que le succès pointait sa tête triangulaire et ses yeux rouges clignotants.

Ce lieu pas très folichon, c’est Cherry Hinton Road, dans la banlieue sud de Cambridge. Une large avenue sans charme, bordée de pavillons standard et de commerces de proximité. trafic ininterrompu de voitures et camions venus d’ailleurs fuyant là-bas en file indienne. Pas d’âme, un ballet bruyant-mou de vies c’est-pas-une-vie. Sur les contre-allées, on peut croiser au choix, et même sans vraiment choisir, quelques retraités retour des commissions, de jeunes mères en jogging accrochées à la poussette sous laquelle s’empilent des paquets de couches, deux pour le prix d’un, de temps en temps un cadre-succursale, des cyclistes tous modèles. Et comme c’est le matin, et que nous sommes en Angleterre, on imagine que tout ce beau monde a le ventre plein de bacon-eggs-marmelade-scones-beans-sausage flottant dans un demi-litre d’Earl Grey. Pluie verglaçante, suburban sky. En gros, pas superdrôle.
C’est pourtant là, sur Cherry Hinton Road, que j’avais décidé de passer la matinée du 30 novembre 2004. On comprend tout de suite que ça n’était pas, a priori, la meilleure idée du siècle. A priori seulement. Tôt le matin, j’avais quitté le centre historique de Cambridge, à rebours de toute logique touristique, et le taxi dans lequel j’avais pris place avait montré un certain étonnement quand je lui avais demandé de me conduire dans ces faubourgs sans intérêt, en ne lui indiquant aucune adresse précise. Il m’avait déposé un peu au hasard, là où ça l’arrangeait, à l’angle de la tout aussi morne Hills Road (qui a sa place dans cette histoire, j’y reviendrai), non sans me regarder de travers. Que venait donc faire ici, et à une heure pareille, un touriste français ? À vrai dire je ne le savais pas vraiment moi-même. Ou plutôt je ne le savais que trop. Je m’étais fixé rendez-vous avec Syd Barrett. Syd Barrett le grand électrificateur du Swinging London. L’inventeur de l’usine Pink Floyd.

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Le pèlerinage, mélancolique et secret, physique et intellectuel, en vue (comme d’un havre paradoxal), désirée et redoutée, du disparu de Cherry Hinton Road (I know where Syd Barrett lives en leitmotiv singulier, recevant son explication le moment venu, sans faire appel aux personnalités de la télévision éventuellement attendues), est à la fois extrêmement authentique, occasion d’un retour mémoriel intime sur le lien personnel qui se construit au fil du temps entre un humain et la musique qu’il écoute (et les raisons parfois fort mystérieuses des cheminements de chacun dans ce jardin aux sentiers bifurquant potentiellement tout le temps), et prétexte absolu à un parcours alerte au fil des années 60, des années 70 et des années 80 (voire au-delà), en imaginant et détectant dans l’histoire socio-politique contemporaine d’autres lipstick traces que celles immortalisées par Greil Marcus. Les audaces interprétatives de Jean-Michel Espitallier, teintées d’un humour sans faille en matière d’histoire et de politique, sont ainsi étroitement associées à une honnêteté et à un sens de l’auto-dérision impeccables dès qu’il s’agit du parcours personnel : par exemple, s’il n’oublie pas de signaler les dérives pompières d’un certain rock progressif, entraîné par Yes et ELP, il ne prétend pas, à la différence de tant de ses prédécesseurs amateurs de rock ou journalistes spécialisés, avoir toujours honni la pente flower power et baba cool s’étendant après 1967, ni ne jure avoir appelé de tous ses vœux la fraîcheur glacée du punk rock…

La musique est toujours une question d’apprentissage, un compagnon de route qui met de l’impression aux impressions, le stade ultime et le plus opérant de l’increvable madeleine du petit Marcel. S’il était né en 1945, Proust n’aurait pas inventé la Sonate de Vinteuil mais un truc avec pédale wah-wah, chœurs choub-choubi-doo, groove chack-poum-poum-chack, et les effets auraient été les mêmes. Si je parle de Proust, c’est qu’au fond toute cette histoire n’est qu’une recherche du temps perdu.

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C’est sans doute en digérant adroitement aussi bien la mythologie rock de la « mort jeune » (que la magnifique anthologie « Mythiq 27 » dissèque avec tant de grâce street art) que celle des paillettes et des light shows (traquées avec une fougue communicative par le Patrick Bouvet de « Carte son ») que Jean-Michel Espitallier nous emmène à bon port, en jouant et riant de ses détours apparents, qui n’en sont, on le disait, évidemment pas : dépassant l’idée tentante (qu’il explore toutefois habilement) du « musicien pour musiciens », comme il y aurait des « écrivains pour écrivains », il trace de subtiles lignes parallèles entre musique et littérature, dans les orbes desquelles on a bien envie de le suivre, pour, autour de Rimbaud, fondamentalement – mais de bien d’autres voix regroupées en annexe, parmi lesquelles on distinguera sans doute celle de Robert Walser -, nous proposer d’approcher la retraite des « grands silencieux ». Et c’est bien là, encore, que la poésie, sa machine et sa compréhension, se fait resplendissante – pour saluer Syd Barrett, et pour tout autre chose.

Il y a tout un monde là-dedans, plus doux, plus sale, plus violent, plus paisible, plus coloré, plus sexy, plus cruel, plus aimant que le monde où je vis : il y a des histoires, de la géographie, de la poésie, et mille autres choses que j’aurais dû apprendre à l’école – même de la musique. (Nick Hornby, Haute Fidélité – en exergue de la troisième et avant-dernière partie de l’ouvrage)

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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