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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Les aventures de China Iron » (Gabriela Cabezón Cámara)

Réécriture féministe et queer d’un mythe littéraire fondateur de l’Argentine virile des gauchos, un roman solaire, acéré et hilarant, en dépit des cruautés et avanies qui le parcourent.

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China Iron

C’était l’éclat. Le chiot sautillait, lumineux, parmi les pattes poussiéreuses et usées des rares habitants qui traînaient encore là-bas : la misère encourage la fissure, l’élagage ; elle égratigne lentement, à l’air libre, la peau de ceux qu’elle a fait naître ; elle en fait du cuir sec, la craquelle, impose une morphologie à ses créatures. Ce n’était pas encore le cas du chiot, il irradiait la joie d’être en vie, d’une lumière n’ayant pas encore souffert la triste opacité d’une pauvreté qui, j’en suis convaincue, était davantage un manque d’idées que de quoi que ce soit d’autre.
On n’avait pas faim, mais tout était gris et poussiéreux, tout était si trouble qu’en voyant le chiot j’ai immédiatement su ce que je souhaitais pour moi : quelque chose de radieux. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais un, j’avais d’ailleurs mis au monde mes propres petites créatures, et on ne peut pas vraiment dire que la plaine ne brille jamais. Elle resplendissait avec l’eau, revivait bien qu’elle se noyait, tout en elle cessait d’être plat, elle se cambrait de grains, de campements, d’Indiens culs par-dessus têtes, de captives déchaînées et de chevaux qui nageaient avec leurs gauchos sur le dos, tandis que tout près les dorados sautaient, rapides comme l’éclair, avant de disparaître dans les profondeurs, vers le cœur du lit en crue. Et dans chaque fragment de ce fleuve qui grignotait les rives se reflétait un morceau de ciel ; on avait du mal à croire à un tel spectacle, à cette façon qu’avait le monde tout entier d’être entraîné dans un vertige boueux qui chutait lentement et tourbillonnait sur des centaines de lieues en direction de la mer.
C’était d’abord la lutte des hommes, chiens, chevaux et veaux, fuyant ce qui asphyxie, ce qui engloutit, la force de l’eau qui tue. Quelques heures plus tard, la guerre était finie, elle était longue et large, cette meute ; il était aussi sauvage que le fleuve lui-même, ce bétail déjà perdu, entraîné plutôt que guidé, les moutons emportés à saute-mouton et tout le reste ; les pattes en l’air, devant, dessous, derrière, comme des toupies sur un axe horizontal ; ils avançaient en rangs rapides et serrés, entraient vivants et ressortaient en kilogrammes de viande pourrie. C’était un torrent de vaches en rapide chute horizontale : ainsi se précipitent les fleuves dans mon pays, à une vitesse qui est aussi un approfondissement, et me voilà revenu à la poussière du début, celle qui opacifiait tout, et à l’éclat du chiot que j’ai vu comme si je n’avais jamais vu un éclat et comme si je n’avais jamais vu des vaches nager, ni leurs cornes étincelantes, ni toute la plaine éclatante de lumière comme une pierre humide au soleil de midi.

Indienne, orpheline, mariée avant ses quatorze ans à un gaucho ombrageux et mère de deux enfants, la toute jeune China Iron, dans cette pampa argentine du XIXe siècle, semble bien avoir son destin tout tracé, celui d’une esclave domestique traditionnelle de l’époque, qui s’usera prématurément à la tâche, quelle qu’elle soit exactement. Mais le sort – et la volonté, farouche – en décident autrement, et le chemin tout tracé vole alors en éclats, pour dessiner un tout autre apprentissage que celui qui semblait inscrit dans le marbre de cette société : son mari enrôlé pour la guerre, China Iron s’enfuit, uniquement accompagnée du petit chien qu’elle vient d’adopter, et croise presque tout de suite la charrette de Liz, une jeune Anglaise extraordinaire pour le lieu et pour l’époque, qui a tout sauf froid aux yeux, et qui est bien décidée à récupérer son mari, enrôlé par erreur, lui, puisqu’il est britannique, ainsi que la vaste ferme qu’il est censé administrer pour le compte d’un grand propriétaire terrien argentin. Les deux jeunes femmes que tout pourrait séparer deviennent immédiatement amies et amantes et, ensemble, vont, contre toutes attentes et probabilités, joyeusement et férocement renverser les tables de la Loi écrite par les hommes blancs pour les hommes blancs.

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Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte. S’il n’y avait pas les rêves, ces cauchemars dans lesquels je suis de nouveau une fillette crasseuse aux pieds nus, n’ayant pour toute possession que deux chiffons et un petit chien beau comme un ciel, s’il n’y avait pas le coup que je sens ici, dans la poitrine, à cause de ce qui me noue la gorge les rares fois où je me rends en ville et que je vois un de ces enfants maigres, mal peignés et presque absents ; bref, s’il n’y avait pas les rêves et les frissons de ce corps qui est le mien, je serais incapable de savoir si ce que je vous raconte est vrai.
Qui sait quelle intempérie  avait marqué Elizabeth. Peut-être la solitude. Deux missions l’attendaient : sauver le gringo et prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Qu’on la traduise, ça lui faciliterait la vie, avoir une interprète dans la charrette. Il y avait un peu de ça, mais aussi quelque chose de plus. Je me souviens de son regard, ce jour-là : j’ai vu la lumière à travers ces yeux, elle m’a ouvert la porte du monde. Elle avait les rênes dans la main, elle parlait sans trop savoir où, dans cette charrette qui contenait lit, draps, tasses, théière, couverts, jupons et tant de choses que je ne connaissais pas. Je me suis dressée et l’ai regardée d’en bas avec une confiance identique à celle avec laquelle Estreya me regardait de temps en temps lorsqu’on marchait ensemble le long d’un champ ou de plusieurs champs dans cette campagne ; comment savoir sur une plaine aussi égale quand user du pluriel et quand du singulier, une question qui finirait par être tranchée un peu plus tard : on s’est mis à compter à l’arrivée des clôtures et des patrons. Mais à cette époque-là, c’était différent, l’estancia du patron était tout un univers sans patron, on marchait dans la campagne et parfois on se regardait, mon petit chien et moi ; il y avait en lui cette confiance des animaux et Estreya trouvait en moi une certitude, un foyer, quelque chose lui confirmant que sa vie ne serait pas abandonnée aux éléments. J’ai regardé Liz comme ça, comme un chiot, avec la folle certitude que si elle me retournait un regard affirmatif, il n’y aurait plus rien à craindre. Il y a eu un oui chez cette femme aux cheveux roux, cette femme si transparente qu’on voyait son sang circuler dans ses veines quand quelque chose la réjouissait ou la mettait en colère. Ensuite, je verrais son sang congelé par la peur, bouillonnant de désir oui lui faisant bouillir le visage de haine.
Je suis montée avec Estreya, et elle nous a fait une place sur le siège du cocher. L’aube se levait, la clarté filtrait à travers les nuages, il bruinait, et lorsque les bœufs se sont ébranlés, nous avons vécu un moment pâle et doré, les minuscules gouttes d’eau qui s’agitaient avec la brise ont scintillé, les herbes folles de cette campagne ont été vertes comme jamais, il s’est mis à pleuvoir dru et tout était étincelant, même le gris sombre des nuages ; c’était le commencement d’une autre vie, un augure splendide. Ainsi baignées dans de si lumineuses entrailles, nous sommes parties. Elle a dit « England » et à ce moment-là, pour moi, cette lumière s’est appelée light et c’était l’Angleterre.

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« Pleines de grâce » (2009), le premier roman de Gabriela Cabezón Cámara, avait subverti et dynamité en beauté et en joie les attendus de la lutte socio-politique qui fait rage aujourd’hui en Argentine, peut-être un plus qu’ailleurs, entre nantis et laissés-pour-compte. Publié en 2017, traduit en 2021 par Guillaume Contré pour les éditions de L’Ogre, finaliste de l’International Booker Prize 2020, son deuxième, « Les Aventures de China Iron », est encore plus ambitieux et réussi (ce qui n’est pas peu dire), s’en prenant délicieusement à l’un des mythes littéraires fondateurs de l’Argentine, célébré dans toute son ambiguïté : le « Martín Fierro » (1872) de José Hernandez, totalement réécrit et transfiguré ici dans la joie (en dépit des innombrables cruautés et avanies qui le parcourent) d’une approche féministe et queer tout à fait résolue.

Texte particulièrement solaire, parvenant avec ruse et humour à, comme le dit Ariane Singer dans le Monde des Livres (à lire ici), « convertir un divertissant récit picaresque en profond roman de formation », ou à, comme le dit Melina Balcázar dans En attendant Nadeau (à lire ici), « reconquérir par la fiction une force collective pleine de joie », il ouvre aussi de vibrantes perspectives utopiques, radicales et joueuses, dans un espace-temps ô combien inattendu (à l’image de l’Ariane Mnouchkine des « Naufragés du Fol Espoir », peut-être), et signale une belle ligne de fuite collective derrière l’héroïsme déconstruit et reconstruit (ce que laissait entendre aussi l’entretien de l’autrice avec Jean-Philippe Cazier dans Diacritik, ici). Un texte essentiel et salutaire.

Nos premières heures ensemble, nous les avons passées sous la caresse de cette lumière dorée. Un very good sign, a-t-elle dit, et je l’ai comprise, je ne sais pas comment je m’y prenais pour toujours tout comprendre ou presque, et je lui ai répondu, oui, la Rousse, ça doit être de bon augure, et on a répété chacune la phrase de l’autre jusqu’à la prononcer correctement, on formait un chœur en langues différentes, semblables et différentes comme ce qu’on disait, identique et pourtant incompréhensible jusqu’à ce qu’on le dise ensemble ; un vrai dialogue de perroquets, on répétait ce que disait l’autre jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bruit des mots, good sign, bon augure, good augure, bon sign, bood augiure, bood augiure, bood augiure, à la fin on riait et ce qu’on disait ressemblait à un chant qui pouvait partir loin : la pampa est aussi un monde conçu pour que le son voyage dans toutes les directions. Peu de choses s’y ajoutent au silence. Le vent, le cri d’un chimango et les insectes lorsqu’ils marchent tout près de notre visage ou, presque toutes les nuits sauf les plus rudes de l’hiver, les grillons.
On est partis tous les trois. Je n’ai pas eu la sensation de laisser quoi que ce soit derrière moi, à peine la poussière soulevée par la charrette qui, ce matin-là, n’était pas très fournie ; on avançait lentement sur un vieux sentier, un de ces chemins tracés par les Indiens à l’époque où ils allaient et venaient librement, jusqu’à ce que la terre en devienne si ferme qu’après tant d’années elle était encore tassée ; j’ignorais de combien d’années il s’agissait, certainement plus que celles que j’avais vécues.
Il n’a pas fallu longtemps pour que le soleil cesse sa caresse dorée et qu’il se mette à nous transpercer la peau. Les choses projetaient encore une ombre presque constante, mais le soleil de midi commençait déjà à se faire brûlant ; on était en septembre et le sol craquait sous les poussées vert tendre des tiges nouvelles. Elle a mis un chapeau, m’en a mis un et j’ai découvert la vie à l’air libre sans cloques. Et la poussière s’est mise à voler : le vent nous apportait celle que soulevait la charrette et celle de la terre alentour, elle couvrait nos visages, nos vêtements, les animaux, la charrette entière. La maintenir fermée, préserver son intérieur en l’isolant de la poussière, je l’ai compris aussitôt, c’était ce qui importait le plus à mon amie et ce qui aura été un de mes principaux défis pendant toute notre traversée. On a perdu des journées entières à tout épousseter, il fallait défendre chaque objet contre la poussière : Liz vivait dans la crainte d’être avalée par cette terre sauvage. Elle avait peur qu’elle nous dévore tous, qu’on finisse par en être une partie comme Jonas était une partie de la baleine. J’ai appris que les baleines étaient des sortes de poissons. Un peu comme un dorado, mais gris, avec une grosse tête, grand comme toute une caravane de charrettes et capable aussi d’avoir des choses à l’intérieur ; elle transportait un prophète, cette baleine de Dieu, et elle sillonnait la mer tout comme nous on sillonnait la terre. Elle entonnait un chant grave, un chant d’eau et de vent, elle dansait, elle faisait des sauts et lançait de la vapeur par un trou qu’elle avait dans la tête. En avançant avec une telle liberté, juchée sur la charrette, entre terre et ciel, j’ai commencé à me sentir baleine : je nageais.
Le premier prix à payer pour un tel bonheur, c’était la poussière. Moi qui avais vécu tout entière dans la poussière, moi qui n’avais été qu’une des multiples formes que prenait la poussière là-bas, moi qui avais été contenue par cette atmosphère – la terre de la pampa est aussi le ciel -, j’ai commencé à la sentir, à la remarquer, à la détester quand elle me faisait grincer les dents, quand elle se collait à ma sueur, quand elle alourdissait mon chapeau. On lui a déclaré la guerre tout en sachant que cette guerre, on la perdrait toujours : nous sommes nées de la poussière.
Mais notre guerre n’était pas éternelle, elle était quotidienne.

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