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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Opexx » (Laurent Genefort)

Dans la peau d’un professionnel science-fictif du combat pour le bien de l’humanité. Surprenant et brillant.

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Opexx

Les problèmes ne surviennent pas outre-monde. Ceux en dehors des risques du métier, je veux dire. Ils se produisent en permission, quand on a le temps de cogiter.
De mon côté, je ne risque pas d’en poser, des problèmes. On m’a diagnostiqué un syndrome de Restorff. Un profil recherché par le commandement Opexx, les opérations militaires ultramondaines, parce qu’au retour d’une mission, on ne souffre jamais de troubles post-traumatiques – ni de ce que les médias ont appelé le « spleen opexx ». En contrepartie, mon empathie s’en ressent. La norme considère le Restorff comme un handicap, et ça l’est probablement. Je ne le saurai jamais, mais Claire n’a-t-elle pas coutume de dire que j’avance dans la vie sans espoir et sans crainte ?
Pas en opération, en tout cas, au contraire. Au débriefing, dans le sas de décompression, mon psy vérifie si des tics ne sont pas apparus sur mon visage, si je m’occupe convenablement de ma femme et de ma fille durant les permissions, si je ne me renferme pas quand on m’interroge sur le boulot, si mon entourage a constaté récemment des écarts de conduite. Rien de tout cela, mon comportement est aussi lisse que d’habitude.
Le sas de décompression est un endroit neutre, le plus souvent un hôtel réservé par la logistique. C’est là que le psy m’interroge sur mes relations avec mes proches. Une procédure obligatoire avant que l’on soit rendu à la vie civile. Avec moi, cela ne dure jamais longtemps. Je m’entends bien avec tout le monde. Ma fille Yaëlle, d’abord, et puis mes parents et ma belle-famille. Claire me questionne peu sur les opérations elles-mêmes, et je lui en dis le minimum. Le psy l’a prévenue que je n’aurais pas grand-chose à raconter de toute façon.

« Il y a vingt ans, les aliens ont débarqué. Ou plutôt, une délégation du Blend s’est matérialisée en plein milieu du conseil de l’ONU, comme dans les bons vieux films de science-fiction ». Invités à intégrer, selon un schéma rodé pendant des dizaines de millénaires, une communauté galactique riche de millions d’espèces conscientes, les Terriens sont entrés dans une longue période probatoire, avant de pouvoir rejoindre pour de bon cette gigantesque congrégation. Pendant ce temps, alors qu’aucune ressource terrestre ne peut intéresser une communauté de civilisations vivant dans l’abondance, l’ONU décide de « commercialiser », en échange de précieuses miettes de (très) haute technologie extra-terrestre, le seul savoir-faire spécifique de la Terre, à savoir l’art du combat militaire, encore régulièrement nécessaire à l’occasion pour des espèces ayant oublié comment on le pratique. C’est ainsi que naissent les Opexx.

Le narrateur est l’un de ces militaires, volontaires pour ces opérations extérieures d’un genre si particulier. Préservé du risque omniprésent de syndrome du stress post-traumatique par une maladie neurologique rare, à la différence de ses camarades de combat, et largement à l’insu de sa hiérarchie et des psychologues qui le suivent de près entre deux opérations, il voit s’installer en lui discrètement d’étranges rêves et de curieuses obsessions, inventant peu à peu une nouvelle forme d’empathie à la place de celle qui lui fait médicalement défaut.

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AFFICHE-VOIR

L’endroit le plus bizarre où j’ai débarqué se composait d’un demi-milliard d’îlots flottant à l’intérieur d’un tore d’air respirable, baigné dans la lueur d’un soleil orange. Indubitablement artificiel. On évoluait en sautant d’un bloc à un autre. Mais d’ordinaire, ce sont de simples planètes telluriques à atmosphère. Les variantes relèvent de la gravité, de la composition des gaz et des roches. Et de la biosphère, bien sûr.
Les conversations tournent surtout autour d’éventuels éléments exogènes que j’aurais pu rapporter à mon insu. Ils constituent un danger réel, et plusieurs camarades sont tombés à cause de ça. Il y a sept ans, un détachement est revenu d’une opexx. Rien de particulier, ni à la DP ni au débriefing. Une semaine après, la sirène du lever a retenti au dortoir de la caserne. Aucun des soldats n’a remué. L’officier responsable a déboulé dans la chambrée, furax. Les corps reposaient dans leur lit. Ou plutôt les statues, figées dans une gangue vitreuse. À en juger par leur visage, les victimes ne se sont rendu compte de rien. Leur chair évoquait de l’ambre, à travers laquelle transparaissaient le squelette et le filigrane des veines. Un organisme les a infectés là-bas, et les a cristallisés en l’espace d’une nuit. Les corps ont été incinérés sur place. La base, elle, a été décontaminée de fond en comble.
Le psy me demande ce que ces accidents m’inspirent. Je réponds ce qu’il veut entendre, c’est-à-dire ce que mes camarades trahissent dans nos conversations : une peur diffuse, que l’on s’efforce d’oublier en permission. En réalité, cela m’indiffère. Je pars sur d’autres mondes dans l’espoir d’éprouver ce que je ne suis jamais parvenu à ressentir sur Terre. La DP déstructure les souvenirs, mais mon syndrome de Restorff me laisse bien davantage que des bribes. Peut-être suis-je le sujet involontaire d’une épreuve élaborée par les aliens pour nous évaluer. Si je ressens quelque chose, l’humanité sera jugée digne d’explorer l’espace… un truc romantique de ce genre.

Laurent Genefort n’est pas seulement, loin de là, un puissant créateur d’univers riches et complets (celui que l’on célèbre pour sa grande série « Omale » (2001-2015), notamment). Il sait aussi être particulièrement décisif lorsqu’il s’agit d’utiliser au mieux le pas de côté que permet la science-fiction, comme dans son étonnant « Points chauds » de 2012, où il transposait en beauté un questionnement subtil autour du phénomène souvent improprement décrit comme « crise migratoire ». Avec ce « Opexx » publié dans belle collection Une heure-lumière du Bélial’ en mai 2022, il questionne avec un brio complice la notion militaire contemporaine d’opération extérieure, en la poussant – en poésie et en élégance compacte – à ses limites conceptuelles intimes. Explorant l’univers de la décompression après l’engagement (on songera certainement, et à peine paradoxalement, au film « Voir du pays » des sœurs Delphine et Muriel Coulin) de troupes science-fictives qui se rapprocheraient d’actuelles forces spéciales ou sociétés militaires « privées » (alors même qu’ici la Terre dans son ensemble, de facto, serait devenue l’opérateur – pour la « bonne » cause – d’une agence de mercenaires) telles que les décortiqueraient Jean-Dominique Merchet, Jean-Christophe Notin ou le DOA de « Pukhtu Primo », tout particulièrement, il nous offre à la fois un précieux travail sur les formes mobiles du stress post-traumatique et sur la gamme des effets que provoque la confrontation à l’altérité, éventuellement radicale. Utilisant comme un rappel malicieux et un motif nécessaire le David Brin du cycle « Élévation », il pèse les enjeux du super-soldat et de l’humanité augmentée, et mixe en véritable artiste l’insertion au plus près des professionnels du combat d’un Nicolas Mingasson et la méditation au long cours sur ce que la guerre fait à l’humain d’un Joe Haldeman et de sa série « La guerre éternelle ». Et c’est ainsi que la science-fiction, encore et toujours, sait nous surprendre, nous inquiéter et nous réjouir.

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L’ONU a insisté pour que les aliens ne modifient pas nos cerveaux de façon profonde ni permanente : le contrat stipule que nous devons rester humains. Pas très pratique, mais c’est une question de principe.
Au début, le Blend nous truffait le cerveau de connaissances. Cependant, l’imprégnation de langues étrangères a posé divers problèmes. Un soldat de la toute première unité Opexx a vu son centre du langage totalement investi par une imprégnation qui s’est substituée à sa langue maternelle. Aujourd’hui, seule une poignée de linguistes parviennent à communiquer avec lui. Le Blend a appris de ses erreurs et les complications ont disparu. Tout ce qu’a abrité ma caboche, à ma dernière mission, ce sont des « sssh-tssss-sssh » et des clappements de langue encapsulés dans un lexique archi-limité. La programmation est sûre à quatre-vingt-quinze pour cent. Le résultat figure dans le manuel, mais bien malin qui sait s’il repose sur une authentique étude chiffrée. Juste une manière de nous dire : la technique alien est d’une fiabilité quasi absolue. Si ça foire, c’est de votre faute.
Après ma première DP, on m’a fait relire mon débriefing. Certaines tournures de phrases étaient étranges, avec des mots précédés du signe d’approximation « ∼ », voire totalement inconnus. Je me souvenais de la plupart des choses, mais le sens m’échappait pour la moitié d’entre elles. Ces espèces de fossiles à ciel ouvert revêtaient, je crois, une importance cruciale dans le cycle de vie planétaire. Impossible toutefois de mettre le mot dessus. Comme ces arbres pareils à de gros clous tordus dans lesquels on aurait planté d’autres clous. Les pièces mentales ajoutées à mon esprit étaient vides. Non, plutôt, elles n’existaient plus. Il me restait juste un souvenir de connaissance – des portes dessinées sur des murs.
La frustration découlant de cette impression de vol a raison de nombre de soldats, qui retournent très vite dans des unités normales. beaucoup de volontaires se sont engagés en opexx pour trouver quelque chose de vrai, de réel, quoi que ça veuille dire. Ils se rendent vite compte que dans les grandes lignes, ils se sont fait arnaquer. On ne voit pas grand-chose en dehors des combats sur les planètes où on nous a téléportés. On débarque, on accomplit la mission, on repart. Point barre.
Moi, c’est différent. Le Restorff me met à l’abri des pathologies liées aux opexx.
Tout en moi à la clarté bleue du cristal. Si l’on excepte les rêves, en tout cas.

La photographie de Laurent Genefort, ci-dessous, est due au talent de Lionel Allorge.

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