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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Quitter les monts d’Automne » (Émilie Querbalec)

Lorsque le mythique « Dit du Genji » japonais vient heurter de plein fouet « L’île au trésor », la technologie galactique et la mémoire d’une civilisation entière, il en résulte un choc science-fictif impressionnant, en dépit de quelques menues faiblesses.

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Querbalec

Pour notre modeste compagnie, la visite d’un gentilhomme de la ville représentait une opportunité de choix, l’occasion ou jamais de se mettre en valeur. Originaires des hameaux isolés des monts d’Automne, rachetées puis formées par ma grand-mère, toutes nos artistes nourrissaient en secret l’espoir de se produire un jour à Pavané. Pour ma part, j’aspirais à de plus grandes ambitions : en tant que dernière descendante de ma lignée, je comptais bien reprendre le flambeau et posséder un jour mon propre nom de conteuse. Mais à dix ans, je n’avais toujours pas connu le Ravissement du Dit, raison pour laquelle Lasana m’avait assigné l’apprentissage de la danse.
Pour être honnête, je n’étais pas vraiment une élève très appliquée. Mes maîtresses s’arrachaient souvent les cheveux face à mon manque d’implication, invoquant les démons et les ogres qui, selon elles, me croqueraient les pieds si je ne faisais pas preuve d’un peu plus de sérieux. Quel ennui ! J’aurais mille fois préféré partager les jeux des petits villageois qui sillonnaient librement les chemins, au lieu de me morfondre en leçons taciturnes. grand-mère, soucieuse de mon éducation, n’avait de cesse de discipliner cette tendance à la rêverie. Ma paresse et mon laisser-aller lui inspiraient d’interminables sermons, presque aussi insoutenables que les exercices de maintien qui constituaient la base de mon instruction.
Au fond de moi, j’espérais bien que mon Don finirait par se manifester. Dans ma famille, on est conteuse de mère en fille. Pourquoi moi, Kaori Shikiai, ultime maillon de la lignée Shikiai, n’aurais-je pas connu le Ravissement ?

Kaori est la toute jeune héritière d’une famille de conteurs – le sommet du prestige artistique dans cette société archaïque partageant de nombreux traits avec le Japon ancien, si ce n’est notamment la présence d’une puissante et dominatrice caste de prêtres disposant de pouvoirs « magiques » (tant, comme le veut la célèbre « troisième loi » science-fictive d’Arthur C. Clarke, « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie »). Mais son don héréditaire ne semble pas vouloir se développer, et elle devient donc, « par défaut », une jeune danseuse tout à fait accomplie, même si cela ne la console pas tout à fait de devoir renoncer aux avantages sociaux et pécuniaires allant avec le récit oral, obtenu dans une sorte de transe incompréhensible par les représentantes de cet art ici unique.

Lorsqu’elle se retrouve en possession d’un mystérieux rouleau couverts d’écrits, sa jeune vie et son apprentissage encore en cours basculent : un tel objet est ici frappé d’un tabou absolu qui entraîne la peine de mort pour son possesseur en cas de découverte, quelles que soient les explications apportées. Décidant d’en savoir plus sur cet étrange sceau d’un destin qui lui semble promis, fût-ce dans la brume d’un rêve lancinant, elle rejoint la capitale, où des déconvenues sévères l’attendent, en même temps que des révélations de plus en plus ahurissantes à ses yeux – mais pas à tous ceux de celles et ceux qu’elle rencontre désormais. Lorsque le fait d’avoir « quitté les monts d’Automne » de sa naissance la propulse en direction d’un voyage d’une ampleur inimaginable, dans l’espace et dans les années, elle nous entraîne à sa suite dans la découverte d’un sens profond et redoutable donné à la mémoire individuelle et à la mémoire collective, contre toutes attentes initiales ou raisonnables.

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Une nouvelle vie commençait pour moi, mais avant tout, je devais me préoccuper de cacher convenablement mon rouleau de calligraphie. Je n’osais imaginer ce qui se passerait si l’on découvrait mon secret. Comment faire ? Chez les Sumai, nous n’étions jamais seuls. Pour dormir ou pour se changer, les membres de la famille se répartissaient par âge et par sexe. Je partageais ainsi la chambrée de Tanié avec une dizaine d’autres jeunes filles. Comme nous prenions toutes le bain ensemble, il n’y avait guère que lorsque je faisais mes besoins que je pouvais espérer un peu d’intimité. Et encore ! Il y avait toujours un gamin pour traîner du côté des latrines. L’idée de dissimuler l’étui dans mes manches paraissait bonne, tant que je pouvais m’isoler pour le ranger discrètement. Mais là, n’importe qui pouvait me voir le manipuler et être tenté de mettre le nez dans mes affaires.
En attendant de trouver une solution pérenne, je me débrouillai pour me déshabiller dans mon coin, pliant soigneusement mes vêtements dans la bannette en osier qui m’était attribuée, de manière à enfouir les manches sous l’épaisseur des étoffes. Ce rituel pudibond me valut quelques moqueries, mais je considérai cela comme un moindre mal.
Malgré toutes ces précautions, quelques jours après mon arrivée, j’eus droit à ma première frayeur. Les paniers étaient rangés dans des cases alignées le long du mur pendant que nous faisons nos ablutions. Un soir, ma corbeille fut confondue avec celle d’un autre par mégarde. Le temps de s’en rendre compte, l’étourdie avait déployé ma tunique. Je me retins de justesse  de pousser un cri qui, à coup sûr, aurait alerté tout le monde. Déjà, la fille s’esclaffait, s’amusant de sa propre inadvertance et reposant mes affaires en vrac. Autour de moi, les rires tournoyaient comme des plumes multicolores.
Je passai la nuit qui suivit cet incident dans un état de nervosité qui ne me laissa pas de répit jusqu’au petit matin. J’avais frôlé la catastrophe, et je ne devais mon sursis qu’à l’inattention de l’écervelée qui avait confondu ma bannette avec la sienne. Il est vrai, tentais-je en vain de me raisonner, que la plupart d’entre nous cachions dans nos manches toutes sortes de menus objets – éventail, boîte de maquillage ou écorce de bois parfumé, accessoires superflus et en principe prohibés à nos âges. Néanmoins, le risque était trop grand de voir de petites mains curieuses fouiller mes dessous pendant que je me baignais.
Si je me faisais prendre…

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Au-delà de leur valeur propre de surprise et de divertissement, la juxtaposition et l’intrication plus ou moins discrète de sociétés aux niveaux de technologie extrêmement différents constituent un motif bien connu de la science-fiction. Parmi les plus éclatantes réussites du genre ayant su conserver leur subtilité jusqu’au bout, on pensera sans doute au magnifique « Trames » de Iain M. Banks (dont certains motifs propres, au sein de son cycle de la Culture, à « La sonate Hydrogène » feront aussi leur apparition à plusieurs reprises lorsqu’il sera question du pouvoir captivant de la musique : « Les Sylphes aiment particulièrement la musique et tout ce qui touche aux arts du vivant »), ou au formidable ensemble « Canopus dans Argo : Archives » de Doris Lessing (et tout particulièrement à son deuxième volume, « Les mariages entre les zones trois, quatre et cinq ») : la rusée richesse d’Émilie Querbalec, dans ce deuxième roman, publié chez Albin Michel Imaginaire en 2020, aura été notamment d’insérer ce motif au centre d’un télescopage entre la stature mythique, fondatrice ou presque de toute une littérature japonaise, du « Dit du Genji » (1008) de Murasaki Shikibu, et celle, située au carrefour idéal du roman d’apprentissage et du roman d’aventures, que propose « L’île au trésor » de Robert Louis Stevenson (on trouvera p 391 un joliment inoubliable « La piraterie se perd », lourd de sens rétrospectif, notamment). Roman de société et roman de pirates, roman psychologique et roman de science-fiction galactique, « Quitter les monts d’automne » trouve sans doute tout son sens comme exploration, audacieuse et somptueuse dans sa magnitude, du rôle de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, du récit et du langage (une sérieuse excursion du côté de la cryptographie linguistique figure au programme), proposant au passage et comme en se jouant une explication à l’évolution de l’écriture du japonais.

La tonalité est parfois un peu trop « jeune adulte », avec une petite tendance à la surexplication de ce que découvre l’héroïne – et cela peut entraîner quelques flottements du point de vue retenu pour la narration. La langue, le plus souvent fort belle, souvent porteuse d’un vrai souffle poétique, se laisse parfois aller à quelques exagérations lyriques (« La neige ne semblait pas vouloir s’arrêter de tomber, ensevelissant mon enfance sous ses volutes immaculées »).  Malgré ces quelques menues faiblesses, on se laissera bien volontiers conquérir, entre métaphores de l’ère Meiji et cultes du cargo, par ce beau chemin tracé vers un destin de scribe des étoiles : Ama no Miya.

Au fond de moi, j’étais persuadée que jamais je n’atteindrais les sommets où évoluait Misaé. Dans cette société où aucune expression écrite n’était autorisée, on vénérait les conteurs comme des demi-dieux – et en vérité, ne l’étaient-ils pas un peu ? Tels des oracles sacrés, ils donnaient vie et forme à des histoires assoupies dans les méandres invisibles du Flux, gardiens d’une mémoire aussi vieille que l’humanité.
Parallèlement, ma conception du monde évoluait. En effet, les puissants de Kulunsk semblaient familiers d’une technologie mille fois supérieure à tout ce que j’avais connu jusqu’à présent. Dans les monts d’Automne, j’avais vu des glisseurs, ces embarcations fuselées qui naviguaient dans le ciel comme des poissons dans le courant des rivières. J’avais vu des dirigeables et des bâtons de lumière, des roues à énergie et des miroirs parlants. Les villageois achetaient certains matériaux ou ustensiles auprès de négociants venus de la ville, et les Seigneurs qui rendaient visite à Lasana possédaient de menus objets aux fonctionnalités étranges. malgré tout, la technologie demeurait mystérieuse, car distillée à petites gouttes dans un environnement assez fruste. À Kulunsk, elle s’imposait. Des navires à voiles solaires en provenance de ports lointains accostaient chaque jour, des turbines immergées dans l’océan produisaient une énergie qui était ensuite transformée, stockée, conditionnée pour être réutilisée plus tard. De manière générale, nombre d’infrastructures, invisibles ailleurs, devenaient ici des éléments banals du décor. Sans parler des Tours Célestes et de leurs cerbères de métal.
Petit à petit, j’en vins à penser que ce que je prenais autrefois pour de la magie relevait en réalité de la connaissance précise de la matière et des forces qui l’animaient. Tout comme il s’emparait de l’esprit d’un conteur, le Flux devait insuffler aux hommes qui le servaient le génie nécessaire pour construire ces machines et ces temples.
Sans lui, nous ne serions que des bêtes livrées à leurs instincts dans une nature laissée à l’état vierge. Son savoir nous élevait au rang d’êtres vivants supérieurs, organisés en société, avec une culture et des arts florissants.
Le Flux était le garant de notre civilisation.

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  1. Pingback: Quitter les monts d’Automne, Émilie QUERBALEC – Le nocher des livres - 8 janvier 2023

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