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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Le Signal » (Sophie Poirier)

D’un immeuble en bord de plage, puissamment symbolique et voué à la démolition, extraire une intense et poétique histoire d’amour incalculable.

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Cette station balnéaire n’était pas comme les autres.
Les tamaris tordus ? Mais tous les fronts de mer ont les mêmes arbres penchés.
Les trottoirs de ce rose fané, avec des fissures ?
Ces vieux panneaux de signalisation en ciment effacés, absurdes ; une flèche bleu marine n’indique rien, sauf un but évident, une seule route ; un sens interdit, d’un rouge pâle ; une interdiction de tourner à droite devenue un monochrome blanc à peine lisible, on pouvait s’engager par erreur, s’en excuser.
Un front de mer délavé, souvent ensablé, inauguré en 1963. Depuis, les drapeaux de différents pays flottent en haut des mâts installés le long du boulevard. Maintenant, ils sont parfois remplacés par des oriflammes violettes et rose vif sur lesquelles est écrit Océanesque. La mairie a lancé des travaux pour le réhabiliter, des dates annoncées sur des pancartes, et apparemment du retard pour les entreprendre. Un monsieur m’avait expliqué : Ici, tout prend du temps, et parfois rien n’arrive.
Derrière le portail du musée du Souvenir, une mitraillette rouillée, éventrée, pointe en direction d’un éventuel visiteur. Le lieu, un préfabriqué usé, retrace l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans cette zone du Médoc parsemée de fortifications ennemies. Et des soldats allemands, les yeux dans les vagues, ont sûrement espéré en effet que rien n’arrive… À la pointe, la fin des terres, les dunes s’élèvent, et deviennent des forêts de pins.
On aperçoit au large le phare de Cordouan. Là-bas, l’océan se mêle à l’estuaire de la Gironde, et la nuit, de l’autre côté, la ville de Royan s’éclaire.
Le vent souffle beaucoup sur ce littoral atlantique. Le sable passe par-dessus les murets et peut tout recouvrir en quelques heures, la route et les voitures, comme une tempête de neige. Le long du boulevard, la plage s’étire, immense, avec les baïnes dangereuses qui se forment selon les marées et les années. Parfois, le sable est arraché. L’océan l’emporte, des longueurs de plage peuvent disparaître en une seule tempête. La plage municipale est traversée de longues barrières de bois qui aident à le retenir. Des pancartes jaunes sont plantées au milieu des oyats : Dune fragile.

Le Signal est un immeuble résidentiel, construit en 1970 à Soulac-sur-Mer, sur le littoral atlantique médocain, à 200 mètres de la mer (à marée haute), à l’époque. Immeuble pionnier d’un vaste projet résidentiel ensuite abandonné (pour les raisons économiques souvent mystérieuses – ou non – qui affectent ainsi la promotion immobilière), il restera, seul, témoin d’une gentille ambition balnéaire n’ayant pas (suffisamment) pris en compte l’érosion, celle-là même qui hantait et creusait en 2020 le superbe et inquiétant « Nos corps érodés » de Valérie Cibot, et les quatre à cinq mètres que l’océan gagne ici tous les ans sur la terre… Déclaré inhabitable en 2014, il voit ses habitants expulsés presque du jour au lendemain par un froid arrêté préfectoral, habitants ensuite condamnés (en vertu de quoi : d’avoir voulu regarder la mer depuis leur « chez eux », sous les encouragements et les assurances du capitaliste constructeur et de l’État certificateur étroitement alliés alors) à un long combat judiciaire pour obtenir une maigre indemnisation au bout de sept années de labeur désabusé.

D’une langue tour à tour subtile ou brutale, simple ou raffinée, Sophie Poirier, avec ce texte publié chez Inculte Dernière Marge en janvier 2022, nous invite à partager l’envoûtement de ce lieu devenu puissamment multi-symbolique, à partager son errance poétique en compagnie de son acolyte maître des images, Olivier Crouzel (dont il faut absolument visiter le site, ici), à s’immiscer dans une intimité géographique enfouie et bafouée pour en éprouver discrètement toute la résonance bien contemporaine.

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Je ne me repère plus très bien, mais je pense que c’était le hall D. Je monte les marches derrière Olivier. Avec mes béquilles, je ne fais pas la maligne. J’essaie de ne pas penser à ce qui arriverait si soudain il fallait se mettre à courir.
Au premier étage, les portes des appartements sont fermées. Nous poursuivons. Toutes sortes de bruits se mélangent. Des multitudes de battements à toute vitesse, des sons métalliques, des cliquetis, des sons plus sourds, d’autres qui claquent comme des coups de fouet. Et puis de temps en temps, à faire sursauter, une porte, Blam ! Le vent sifflant, tranchant. Mais ce n’est pas de la vie ce qu’on perçoit, tous ces bruits passent sur le silence épais qui imprègne l’immeuble. Et en fond, permanent, à voir, à entendre, telles des voitures incessantes sur une autoroute, les vagues.
Au deuxième étage, une porte est entrouverte. L’appartement est vide. Au fond, devant la fenêtre, deux chaises sont installées. Comme si on nous attendait.
On s’est assis. Chacun à notre place. Silencieux. Le regard plongé dans l’océan. Ce n’était pas un immeuble, mais un bateau. J’étais captivée. Un choc esthétique. Poétique.
Dans un conte, ce serait l’endroit du sortilège. À partir du moment où je m’assois à cette place désignée, je suis liée pour toujours à l’histoire du Signal. Et, pour m’en défaire, peut-être, toutes ces choses à écrire.
C’est un des rares objets que nous avons volés, la chaise marron. Nous avons laissé l’autre, une chaise de jardin, verte, en plastique. Depuis, elle a disparu aussi.
Plusieurs mois après, devant Le Signal, nous rencontrerons le propriétaire d’un des appartements, à qui nous raconterons la scène – cet instant précis où Le Signal s’est cristallisé en moi, dans une sorte d’image parfaite : les deux chaises côte à côte, l’organisation des regards tournés vers la mer, comme si notre venue était prévue, voulue, comme si tout coïncidait avec notre désir. Et sans savoir que c’était de son appartement qu’on parlait, nous lui avions avoué le vol de la chaise, comme une preuve de l’importance, de la beauté de ce que nous avions vécu. C’était sa chaise. Et c’était chez lui. Je ne me sentais pas très fière.
Malgré l’expulsion, il revenait certains soirs dans son salon : pour regarder la mer. Il avait acheté un appartement au Signal pour ça, parce qu’il aimait les éléments… Il ne nous en voulait pas, il préférait savoir que les voleurs étaient des poètes un peu fétichistes. Il nous a autorisés à la garder.
Le vol de la chaise marque le début de cette possession – de moi ou de l’immeuble, qui possédait l’autre ? -, peut-être nourrie de ce plaisir coupable de s’approprier, peut-être l’immeuble inversant sa fonction d’être habité, à tous les deux s’envahir.

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Ancré simultanément dans les codes implicites et explicites de l’exploration urbaine, plus familière sous son condensat d’urbex (même si les conditions particulières de l’abandon du bâtiment le rapprochent sans doute davantage d’une situation à la Pripiat – à éprouver chez Patrick Imbert ou chez Emmanuel Lepage – que de celle, plus « normale » en apparence des friches de l’ex-RDA hantées avec brio par Nicolas Offenstadt), et de la psychogéographie (même s’il n’y a pas sans doute pas ici de dérive à proprement parler, au sens situationniste qui continuait à irriguer par exemple le pas de Philippe Vasset et de son « Livre blanc » ou de Xavier Boissel et de son « Paris est un leurre », mais plutôt une profonde mise en poésie et en mystère, en s’appuyant le moment venu sur une unique et rusée résonance, celle de l’hôtel désaffecté White Beach en Grèce), « Le Signal » est une créature entièrement à part. On y retrouvera encore magnifiés sans doute le sens aigu de l’observation simultanément empathique et critique (au sens fort – et sain – du terme) que l’on pouvait déjà apprécier dans « Les points communs » en 2018 et sur le beau blog L’expérience du désordre (ici), en permanence, comme la capacité à jouer d’une écriture majoritairement pudique ne dédaignant pourtant pas de soudains coups de force, pour dire énormément avec peu de mots et de rusés silences, capacité que l’on avait déjà ressentie un peu plus qu’en germe à la lecture de « Mon père n’est pas mort à Venise » et de « La libraire a aimé », il y a déjà un certain temps. C’est peut-être bien aussi qu’à nouveau, ce texte protéiforme est, en son centre pas si secret, celui d’une histoire d’amour, surprenante et intense – et que l’objet apparent en soit un immeuble voué à une prochaine destruction après avoir incarné d’humbles rêves prométhéens ne la rend que plus poignante dans sa magie.

Quelqu’un lui a choisi ce nom : Le Signal.
A la fin des années 1960, on pouvait donner des noms pareils aux immeubles. Cinquante ans plus tard, toute la ville regrette – dire qu’on projetait un plan d’urbanisme de neuf bâtiments identiques sur cette artère, plus un hôtel de luxe et un centre de thalassothérapie, des piscines, des commerces. Et maintenant, seul à cet endroit privilégié, on ne voit plus que lui, avec son nom de catastrophe.
La première ligne, on devrait le savoir, surtout ici au Nord-Médoc où on a la mémoire de la guerre, est celle des soldats qui ont peu de chances d’en réchapper.

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À propos de Hugues

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