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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Thésée, sa vie nouvelle » (Camille de Toledo)

Une redoutable expérience de psychogénéalogie comparée, lancinante, cruelle et poétique.

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Toledo

un père dénoue seul la corde à laquelle son fils s’est pendu, je suis dans un taxi qui traverse le fleuve, j’ignore tout de ce qui est en cours, mais le message sur mon répondeur dit de me dépêcher, et c’est une voix de terreur, celle du père ; à peine sorti du taxi, je cours, je tape un code, ne me souviens plus ; la pendaison est un acte archaïque, ce n’est pas un saut par la fenêtre, la corde vient du passé, je devrai y revenir ; mais pour l’heure, je m’engouffre dans l’escalier, les marches sont usées, au deuxième la porte est ouverte, je vois le père assis ; dans l’angle, le frère allongé

maintenant tout tombe et la vie est maudite

l’intuition que j’ai depuis l’enfance trouve enfin ses raisons ; je le crois, du moins j’ai le sentiment que tout ce qui s’accomplit, le frère, le père assis, tout obéit à une loi, une équation ; le frère gisant, je m’approche de lui ; à cet instant, il y a ce cri qui sort de moi pour l’arracher à la mort, à ceux qui ont laissé leurs peines et les secrets courir de corps en corps, d’année en année ; et il y a ce qui sort en même temps que le cri : la mémoire de l’enfance, mais le frère reste là sur les tomettes rouges ; rien ne le réveille, rien n’est réparable ; c’est une ligne qui coupe entre le frère mort et le père, la mère, le frère vivants ; et il manque une image, je la chercherai longtemps ; celle du frère pendu

maintenant tout tombe et la vie est maudite

et l’image qu’il laisse, qui hantera celles et ceux qui restent dans leur effort pour revivre, est une entaille qui happe ; puis les pompiers arrivent, puis la mère, le père l’a prévenue ; son visage quand elle entre, on ne s’en souvient pas ; son visage quand ils emportent le corps, on ne le regarde pas ; on ne regarde rien ; on est avec le père et le frère qui reste ; et c’est ici que se noue le bloc de sensations pour la vie d’après ; dans le cœur, quelque chose se fige, ça passe à travers la peau, dans le sang ; c’est une chimie de peurs dont il faudra comprendre les effets pour que l’avenir soit tissé d’autre chose que de ruines ; mais là, il reste le père, la mère, et entre eux une faille où respire le frère vivant ; le corps du frère mort sur les épaules duquel pesait le poids du temps est emporté ; à cet instant, le père, la mère ne se parlent pas ; il y a le silence et ce qu’on y entend ; car tout, quand il y a un mort, devient un enchevêtrement de fautes et de remords que chacun cherche à fuir

maintenant tout tombe et la vie est maudite

je comprends que l’existence à partir de là sera coupée en deux ; et peut-être le savais-je depuis le commencement ? peut-être y a-t-il une cohérence de tout ce qui a lieu ? il va falloir tenir, à la suite de l’aîné, porter ça, cette scène ; le frère qui n’est plus ; désormais, être le seul restant ; et les jours passent ; les visites de la famille, des amis s’organisent ; on vient saluer la mère ; certains, gênés, arrivent à la prendre dans leurs bras ; mais dans l’ensemble, c’est une mort qui sépare ; on sent que rien ne sera réparé ; déjà des paroles, loin du père et de la mère, tentent de fixer un récit pour éviter que le corps dérange ; il n’allait pas bien depuis des années, il était malade, voilà ce qui se raconte, ce que l’on veut croire ; la famille cherche un récit pour éviter que le suicidé contamine la vie ; elle fait de cette histoire une tragédie personnelle, « un choix libre » ; ce mythe endurant qui se dresse tel un mur autour de ce qui tremble pour que l’ordre demeure ; car la corde qui lie les âges et les mémoires, le passé et l’avenir, nul ne veut la laisser remonter jusqu’à soi ; le récit – il était malade, ça faisait des années qu’il n’allait pas bien – est ce par quoi on tranche entre soi et ça

un frère qui se pend

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En 2012, à trente-six ans, Thésée fuit Paris, la « ville de l’Ouest », pour aller s’installer, avec compagne et enfants, à Berlin, la « ville de l’Est ». Sept ans plus tôt, son frère s’est suicidé, avant que sa mère, grande journaliste économique, issue d’une puissante famille d’affaires lyonnaise, famille ayant développé le leader industriel français de l’agro-alimentaire, ne succombe un an plus tard, puis que son père, producteur de cinéma, ne décède à son tour quatre ans plus tard, devenu l’ombre de lui-même. Affranchi en apparence de cette chape mortifère, Thésée, résolument « moderne », rationnel, refusant a priori les influences magiques du passé, fuit donc, n’emportant en Allemagne que quelques cartons d’archives familiales, lettres ou photographies, comme une sorte de talisman mémoriel destiné d’abord et avant tout à ne pas servir. Jusqu’à ce que des douleurs physiques aussi tenaces que difficilement explicables, créant un inconfort croissant qui confine bientôt au handicap, ne le poussent, à son corps et à son esprit défendants, à aller fouiller ce plus près cette généalogie accidentée, exercice qu’il avait soigneusement évité jusque là, et donc à ouvrir les archives de Pandore.

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et d’ailleurs, même si Thésée cherchait à se relier au passé, il ne le pourrait pas ; car chaque événement qui le rappelle aux siens est une aiguille dont il fuit la piqûre ; il doit tout relancer, la vie, la langue, laisser ses enfants inventer ; et ne rien répéter, ne pas ouvrir la boîte noire du temps ; il y a en lui une coupure, une distance, qui lui laissent espérer que la lignée des hommes qui meurent ne le poursuivra pas

je passerai les premiers hivers dans la ville de l’Est
on me demandera ce que je suis venu faire
je ne saurai pas quoi répondre
« warum ? warum bist du hier hergezogen ? »
ce que j’ai fui, ça je serai capable de le dire
mais ce que je suis venu chercher…

« Sa curiosité, écrit l’aïeul dans le manuscrit caché, était tournée d’une façon très particulière du côté de l’histoire ; il avait pour cette tranche de connaissance un don singulier, que Mlle Rézard sut exploiter et développer. Il fut confié aux soins de cette femme qui assuma à la maison la charge de son éducation. Elle conçut pour lui une affection profonde. Oved capturait son attention et elle s’attachait à développer sa personnalité. Il l’adorait. Il avait pour elle des mouvements de câlinerie charmante. Comment n’aurait-elle pas eu pour lui en retour une tendresse singulière ? J’ai puisé de nombreux détails, précise l’ancêtre, grâce à une note écrite qu’elle rédigea à ma demande. Elle y raconte que notre fils se distinguait par la vivacité dans le désir d’apprendre et sa constante avidité. Cela se traduisait parfois par la brusquerie de ses gestes, son impatience, et un débit précipité de la parole, quand ses mots se bousculaient, comme s’il n’avait pas le temps de tout dire. Avide de connaissance, Oved fut ardent au travail. Sa professeure n’eut jamais en quatre ans à lui reprocher d’avoir négligé un devoir. Je me souviens que cette curiosité, cet appétit pour le savoir se manifestaient surtout par l’intensité de son attention. À table, il suivait avec passion les discussions que j’entretenais avec ses grands frères. Et, dès l’âge de sept ans, il se glissa entre eux et moi ; si mes autres enfants riaient, il les faisait taire. Il était si curieux, et c’est un fait à souligner pour un enfant si doué, il éprouva de fortes difficultés à lire et à écrire. À dix ans, il ne lisait toujours pas avec aisance. Mais à l’oral, il excellait. Oved retenait facilement ce qu’on lui racontait. Il aimait la lecture à voix haute que lui faisait souvent l’institutrice. Et, plus que tout, il appréciait l’Histoire. Je me rappelle, en 1930, un ami agrégé lui offrit un jeu des sept familles. Les cartes montraient des rois, des reines appartenant aux différentes dynasties d’Europe : celle des Louis, de Napoléon, la lignée des Habsbourg… Ce jeu eut du succès et Oved s’y montra le plus acharné. Il y prit l’idée de démarrer une collection et je fus chargé à sa demande de rechercher des cartes reproduisant les princes de divers royaumes. Il les classa puis les colla dans un album en ménageant des places pour les pièces manquantes… »

… des années plus tard, en lisant le manuscrit de son ancêtre, le frère qui reste notera cette passion d’Oved pour les lignées, les généalogies et les pièces manquantes ; mais, pour l’heure, dans le train qui le mène loin de la ville de l’Ouest et du souvenir des siens, il refuse de se mettre à l’écoute de tout ça ; je crois que ce refus en lui est constitutif de ce qu’il a pris jusque-là pour sa force : l’esquive ; il croit naïvement, l’idiot, que laisser son pays et quitter sa langue suffiront ; il croit naïvement qu’en moderne, il est possible de s’affranchir, de couper

pour ne plus voir le frère pendu quand il ferme les yeux
pour que les procès et la violence de sa mère
n’empiètent pas sur l’avenir
pour que les haines traversées ne l’empêchent pas d’aimer

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Il aura certainement fallu une bonne dose de courage et de volonté à l’auteur sous pseudonyme, que l’on savait depuis 2002 et son « Archimondain Jolipunk » être lié par sa mère à la famille Riboud (celle de Danone), pour aller ainsi confronter les éléments biographiques puissamment traumatiques qui sont les siens (le suicide du frère, la mort rapide de la mère par la suite, le « lent décrochage » du père et l’ultime « fuite à Berlin » sont des données parfaitement authentiques) à une construction intellectuelle et sensible multipliant les emprunts audacieux à des situations et à des logiques réputées d’abord différentes pour aborder par de multiples angles, intimes et politiques, les possibilités de réponse à la question lancinante qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage, publié chez Verdier en 2020 : « qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? ».

C’est que, bien que jouant très sérieusement de son matériau biographique, « Thésée, sa vie nouvelle » ressort en réalité d’un genre encore largement à inventer, celui d’une mythographie procédant par psycho-généalogie comparée : Camille de Toledo hybride le matériau familial issu des Trente Glorieuses, de la croissance industrielle et – en mode sous-jacent manifeste – de la récupération / intégration par le capitalisme des critiques qui lui étaient adressées avant 1968 (« critique sociale » et « critique artiste » pour reprendre le vocabulaire particulièrement pertinent ici du « Nouvel esprit du capitalisme » de Luc Boltanski et Eve Chiapello) et de leurs échecs et mensonges induits, avec un matériau plus directement imaginaire (mais qui aurait pu en en partie être emprunté, coïncidence sans doute, à la famille Carasso – l’autre famille qui, en mêlant les destins de son Gervais-Danone à ceux du BSN des Riboud, aboutira à la création du géant agro-alimentaire français), celui de l’intégration déçue (le mot est évidemment volontairement faible) de familles juives à une modernité occidentale qui sut ensuite produire l’Holocauste – mouvement séculaire que l’auteur anticipait d’ailleurs à travers son singulier « Herzl » en 2018.

« Celui qui survit, c’est pour raconter quelle histoire ? » : cette question-là, me semble-t-il, a au moins autant d’importance pour l’auteur – et partant, pour nous, lectrice ou lecteur – que celle, centrée sur la responsabilité et sur la culpabilité, qui hante d’abord en apparence l’avant-scène. Et c’est ainsi que Camille de Toledo, renouvelant profondément le travail du « mort saisissant le vif » et des sorcelleries surgies des passés familiaux pour meurtrir présent et futur, nous offre avec une réelle audace un chef-d’œuvre qui se joue, subtilement et tragiquement, des frontières établies entre mémoires distinctes (mais toutes « bombardées ») pour mieux faire spéculer le poids induit des histoires croisées, petites ou grandes, et pas uniquement intimes, loin de là (car l’on sait au moins depuis Borges que là où il y a des labyrinthes, et Thésée en sait forcément quelque chose, il y aura des miroirs).

dans son train, Thésée pourrait, s’il avait lu, d’ores et déjà comprendre que c’est à partir de là, de ce geste de désespoir que se déploie la lignée des hommes qui meurent ; s’il n’avait pas si peur des échos du passé qui ricochent d’âge en âge au cœur de la matière, il aurait pu regarder vers l’arrière ; mais lui, parce qu’il est un moderne, parce qu’il espère rompre avec ce cycle des morts, et quitter le vingtième siècle, se tourne obstinément vers l’avenir ; et dans la vitre du train, il voit les reflets de ses enfants endormis ; il se dit qu’en partant, il les arrache à une mécanique obscure et les lumières du dehors sont des éclairs sur leurs visages…

je ne ferai pas comme Talmaï, il se promet, je ne ferai pas comme mon frère, Jérôme, je n’abandonnerai pas ; je couperai avec cette lignée ; je ne serai pas Roi, j’oublierai jusqu’à mon propre nom et j’oublierai ma langue ; je ne ferai pas comme eux, je ne me suiciderai pas ; je ne laisserai pas le passé hanter l’avenir ; pas plus que je ne laisserai la mort contaminer la vie ; je me donnerai à la nouveauté de la ville de l’Est, à l’élan de mes enfants dans le temps ; et d’ailleurs, quel lien ai-je avec ces hommes qui se tuent et que peut sur moi la douleur ? rien ne peut m’atteindre, je suis jeune, je ne veux pas mourir ; je pars vers le cœur de l’ancien charnier bâtir une autre vie ; je laisse derrière moi la ville de l’Ouest que mon frère voulait quitter pour aller vers les lacs, les montagnes, les sommets enneigés ; je vais vers le souffle et l’énergie nouvelle ; je vais m’offrir au vent qui vient du Nord, à ce creux de plaine bientôt englouti par les eaux ; je veux voir à quoi ressemble la ville coupée ; voir ce qui cicatrise à l’endroit des anciennes blessures ; je pars pour un pays où nul ne connaît mon nom ; pour mettre un océan de terre entre moi et cette lignée ; je changerai de nom, s’il le faut, je changerai de langue…

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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