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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Meta donna » (Suzanne Doppelt)

L’étrange et somptueuse poésie de la mythique morsure de la tarentule, des danses et des transes qui y sont associées.

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« La morsure de la tarentule fixe l’homme dans son propos, c’est-à-dire dans la disposition d’esprit où il se trouvait quand il a été mordu » écrit Léonard de Vinci, et ce passé souvent mauvais ne cesse de revenir. Pour arrêter la transe périodique due à son venin, inoffensif pourtant, il faut la musique, la danse et des couleurs. C’est ce que montre le petit film de Gianfranco Mingozzi, Tarantula, inspiré par Ernesto De Martino, tourné en 1961 dans le Salento, région très blanche et poussiéreuse du sud de l’Italie. Sur cette « terre du remords », il est question d’ennui et de fatigue, d’une confusion des genres, du sort jeté et à moitié levé.

L’essayiste révolté Alèssi Dell’Umbria nous avait proposé en 2016, chez L’Œil d’Or, l’imposant « Tarantella ! – Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples », qui décryptait avec goût et érudition les constructions sociales de certains savoirs para-chamaniques, ayant à voir notamment avec les rituels populaires de soustraction à la domination. En se repenchant attentivement sur la genèse mythique de la danse tarentelle, ancrée dans la morsure de la tarentule, grâce au détour rusé opéré par le cinéaste Ernesto De Martino il y a déjà presque soixante ans, Suzanne Doppelt nous offre en décembre 2020, chez P.O.L., une exceptionnelle transfiguration poétique de cette racine culturelle et politique enfouie s’il en est au confluent souterrain du savant et du populaire, du sens commun et de l’extrapolation scientifique.

elle a établi sa base, un petit chemin souterrain et vertical qui ne va nulle part, à la fois il y fait chaud et froid c’est sa chambre noire sans aucune image intérieure, un simple trou dans la terre ferme le contraire d’un réseau, une réussite il suffit d’un seul pour faire une passoire ou un bon poste d’observation, d’ailleurs devant elle est postée. Soit sur un fil à haute tension au coin d’une fenêtre, un angle mort où elle fait la morte un artifice nécessaire à sa survie, l’araignée loup qui attaque pied avec pied s’en est venue pied avec pied s’en va, là se logent les esprits fatigués, au pré ou au champ son terrier a commencé le contraire d’une toile mais un bricolage digne de l’ouvrage, dont une entrée celle devant laquelle on se tient. Avant de partir vide et suspendu comme une bulle de savon, de la poussière cosmique déplacée par de l’air comprimé, voler parmi d’autres débris glisser serpenter danser puis retomber sur la terre ferme aussi plate qu’une punaise
les taches sont parfois des cailloux et les rayures des brindilles, un champignon devient une souris la grenouille une feuille morte, du reste combien de feuilles n’en sont pas – le criquet-feuille, la mante-feuille, le poisson-feuille, triple-un, est animal, végétal, minéral et sidérale la matière passe d’une forme à l’autre, c’est une beau camouflage saisonnier. Plus un beau mélange des genres quand l’homme s’associé à une araignée ou autre sa doublure d’invisible, pour faire un peu comme elle, même rythme même gymnastique, des torsions et des états, en zigzag plusieurs fois imitant aussi les fourmis, tout bouge impersonnel, l’œil tourne et la matière repasse d’une forme à la suivante. Mais adhère bien à son hôte, c’est un faux camouflage digne d’un mage éclairé et une activité sans relâche celle où il s’agit au cours d’un service très spécial de sortir par un pouce du pied par un doigt de la main ou alors par le fin bout du pan de ta chemise les pensées et les actes inaboutis

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Suzanne Doppelt nous avait encore récemment montré, avec sa déconstruction architecturale feutrée (« Vak Spectra », 2017) ou avec son investigation paradoxale mais fort cohérente au sein d’une certaine chimie moléculaire (« Rien à cette magie », 2018), à quel point sa poésie bien particulière constitue un outil privilégié de pénétration de la relation, intime, secrète, ou au contraire cachée en pleine lumière, qui peut s’établir, forcément, entre fait scientifique et transformation socio-politique. Avec cette enquête chantée et dansée autour de la figure de l’araignée, sous le soleil de Tarente et de beaucoup d’autres lieux, réels ou imaginaires, dans laquelle on détectera le cas échéant des échos et des résonances tirant aussi bien vers le Jakob von Uexküll de « Mondes animaux et monde humain », le Gianfranco Mingozzi de « La Taranta » ou le Gregorio Paniagua de « Tarentule-Tarentelle », que vers la joie scientifique de Stephen Maturin et celle plus prosaïque de Jack Aubrey en contemplant certains « phasmides » chez le Patrick O’Brian de « De l’autre côté du monde », Suzanne Doppelt nous prouve à nouveau – et c’est encore un enchantement – que la poésie acérée constitue encore et toujours un moyen privilégié d’approfondissement de notre conscience du monde autour de nous, qu’il soit architecturé dans des demeures réputées familières, niché dans nos expériences physiques sensibles, ou étrangement éco-systémisé par un « tarentisme » pourtant assigné à d’autres époques.

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la logique sauve de l’ennui et l’exercice de la mélancolie, ou alors le carré ou la renoncule d’eau et le cresson des fontaines, quand on est née sous la lune un nuage très feutré avec son odeur de poudre à canon tandis que le soleil brille à qui mieux mieux elle pleure de ne plus être une enfant, la face noire le regard éteint comme celui d’une statue. Atterrée retirée aussi muette qu’un lièvre, le coude au genou le menton sur la main elle doit déplier l’ensemble, il faut changer les formes et revoir les décrets, qui est taranta laisse-la danser qui est mélancolie chasse-la dehors, avant que tout ne revienne pareil au printemps suivant, elle doit se déplier et beaucoup s’énerver danser cette année et beaucoup batailler. Une vraie fureur pour se figurer comment les choses absentes imposent leur présence, dans une expédition commune elle plus le petit fantôme sans couleur qu’elle abrite en rêve, un jeu avec l’espace, une idylle renversante et inavouable mais bien connue de tous
on n’est jamais laid quand on a de belles dents, de vraies perles qui servent à tout, celles du loup à mettre en pièces, celles de la vache qui ramassent ou de l’araignée, une paire bien disposée pour percer la peau du cou ou alors des pieds, telle dent telle morsure et tel poison rêvé à Galatina comme ailleurs, une étrange maladie d’une rare fixité. L’anémone donne des convulsions qui ressemblent à un rire et la douce-amère hallucine, lui est un moteur brut à deux temps, chaque année il fait son effet, un venin mélancolique qui arrête le mouvement et les pensées avec, porte l’ennui jusqu’à son comble avant de déclencher une valse affolée, danse Maria et danse fort car la tarentule est vivante et non morte. Mélancolique c’est son chant quand elle mord et remord qu’il faut refaire, son ton, sa qualité et ses vibrations histoire de dissoudre le poison dans le mauvais passé, son esprit est tourné elle a besoin de six grains d’ellébore ou de musique pour réussir au mieux son duo de choc.

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