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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Tokyo année zéro » (David Peace)

La langue reine de l’obsession intime et du malaise physique au service du très noir Tokyo en ruines de 1946.

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Cinq ans après avoir achevé son magistral « Quatuor du Yorkshire », trois ans après sa redoutable post-conclusion, disjointe et différée, offerte par « GB 84 » (2004) et un an après l’alors relativement bizarre « 44 jours » (qui contient pourtant les germes de « Rouge ou mort », sept ans plus tard), David Peace se lançait dans un nouveau défi surprenant avec ce « Tokyo année zéro » (2007), traduit en français en 2008 par Daniel Lemoine chez Rivages, et premier tome d’une trilogie annoncée.

Tokyo, 32°, beau
« Inspecteur Minami ! Inspecteur Minami ! Inspecteur Minami ! »
J’ouvre les yeux. Hors de rêves qui ne m’appartiennent pas. Je me redresse sur ma chaise, derrière mon bureau. De rêves dont je ne veux pas. Mon col est mouillé, mon costume tout entier humide. Mes cheveux me démangent. Ma peau me démange.
« Inspecteur Minami ! Inspecteur Minami ! »
L’inspecteur Nishi décroche les rideaux du black-out, des rais lumineux et chauds d’aube et de poussière emplissent le bureau alors que le soleil se lève derrière les fenêtres zébrées de papier collant…
« Inspecteur Minami ! »
– Tu as dit quelque chose ? » je demande.
Nishi secoue la tête. Nishi répond : « Non ».
Je regarde fixement le plafond. Rien ne bouge dans la lumière vive. Les ventilateurs sont arrêtés. Pas d’électricité. Les téléphones sont silencieux. Pas de lignes. Les toilettes sont bouchées. Pas d’eau. Rien…
« Kamagaya a été touché pendant la nuit, dit Nishi. On parle d’une fusillade au Palais…
– Donc je ne rêvais pas ? »
Je sors mon mouchoir. Il est vieux et sale. Je m’essuie à nouveau la nuque. Puis je m’essuie le visage. Et je fouille dans mes poches…
On distribue du cyanure de potassium aux femmes, aux enfants et aux vieillards, car il paraît que le récent remaniement ministériel annonce la fin de la guerre, la fin du Japon, la fin du monde…
Nishi montre une petite boîte et demande : « C’est ce que vous cherchez ? »
Je lui arrache la boîte de Muronal des mains. Je regarde son contenu. Suffisant. Je la fourre dans la poche de ma veste…
Sirènes et alertes pendant toute la nuit. Tokyo torride et noire, cachée et tremblante, nuit et jour : rumeurs de nouvelles armes, peur de nouvelles bombes, Hiroshima, puis Nagasaki. Tokyo ensuite…
Bombes qui signifient la fin du Japon, la fin du monde…
Pas de sommeil. Seulement des rêves. Pas de sommeil. Seulement des rêves…

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Tokyo, 15 août 1945. Alors qu’un Japon épuisé par les défaites dans la guerre du Pacifique, les bombardements conventionnels et la pénurie générale, assommé par les deux bombes atomiques du 6 et du 9 août et par l’entrée en guerre de l’Union soviétique le 9 août également, retient son souffle en attendant l’allocution radiophonique de l’Empereur prévue à midi, l’inspecteur Minami et son équipe de la police criminelle de Tokyo doivent intervenir néanmoins, en une atroce routine, au milieu des décombres physiques et moraux, sur la scène d’un crime : une jeune femme a été violée et assassinée.

« Vous n’allez pas descendre là-dedans, n’est-ce pas ? demande le gardien.
– C’est aussi la question que je voulais poser », blague Fujita.
Je déboutonne mon pantalon. Je l’ôte…
– Il y a des rats, là-dedans, dit le gardien. Et l’eau est contaminée. Une morsure ou une entaille et vous serez… »
Je dis : « Mais elle ne va pas sortir toute seule, n’est-ce pas ? »
Fujita déboutonne maintenant sa chemise, jure…
« Ce n’est qu’un cadavre de plus, fait-il.
– Vous aussi, dis-je aux deux agents en uniforme de Shinagawa. Un à l’intérieur, l’autre qui maintient les portes ouvertes…
Je noue mon mouchoir sale sur mon visage…
Je remets mes chaussures. Je prends la torche…
Je descends une, deux, trois marches…
Fujita derrière moi, qui jure toujours…
« Et Nishi qui est au bureau ! »
Je sens le plancher de l’abri sous l’eau qui m’arrive aux genoux. J’entends les moustiques et je perçois la présence des rats…
De l’eau jusqu’à la taille, je me dirige vers le placard…
Mes chaussures glissent, mes jambes trébuchent…
Mon genou heurte le coin d’une table…
J’espère avec ferveur que c’est un bleu, un bleu, pas une entaille…
J’atteins l’extrémité opposée de l’abri…
J’atteins les portes du placard.
Elle est dedans. Dedans…
Je l’aperçois en tirant les portes, mais elles sont coincées, des meubles submergés l’emprisonnent, bloquent les battants…
L’inspecteur Fujita tient la torche tandis que nous dégageons, l’agent en uniforme et moi, les chaises et les tables une par une…
Une par une jusqu’au moment où les portes pivotent…
Les portes pivotent et la voilà
Corps gonflé par endroits, percé à d’autres…
Des morceaux de chair ici, seulement des os là…
Ses cheveux pendent sur son crâne…
Dents écartées comme si elle allait parler…
Murmurer : Je suis là

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Tokyo, 15 août 1946. Un an après le discours radiophonique de l’Empereur annonçant la capitulation, l’occupation américaine ayant commencé le 28 août et la reddition formelle ayant été signée le 2 septembre à bord de l’USS Missouri, le Japon ordinaire survit à peine. Il y a d’un côté ceux qui prospèrent (relativement) grâce aux subsides et dépenses de l’armée du proconsul Douglas McArthur, de l’autre ceux qui se terrent sous de fausses identités pour échapper à l’épuration et à la chasse aux criminels de guerre qui se poursuivent allègrement, au milieu la grande masse de ceux qui se débattent dans la pénurie de routine et l’absence d’horizon, tandis que les gangs prospèrent déjà à nouveau dans le chaos ambiant, même s’il leur faut compter avec l’arrogance des Coréens et des Formosans particulièrement bien vus des autorités d’occupation. C’est là que la découverte de nouveaux cadavres pouvant évoquer celui découvert un an plus tôt met éventuellement l’inspecteur Minami sur la piste d’un redoutable serial killer.

Douze heures trente.
Tout est perdu ; il y aura une réunion de tous les chefs de service de la Première division ; il y aura les rapports, verbal et écrit ; il y aura la nomination du responsable, la délégation de pouvoir, la répartition des tâches, de l’enquête et de l’évaluation ; de nouvelles heures perdues dans des pièces torrides…
« Pas de chance que ta brigade soit tombée sur cette affaire, dit Adachi. Vingt et un jours d’affilée. Pas de congé. Vous êtes tous coincés ici, à Atago, certains que vous ne résoudrez jamais l’affaire, que vous ne la classerez jamais, certains que tout le monde s’en fiche, mais certains aussi qu’un échec de plus figurera dans votre dossier…
– Ce sera donc exactement comme l’affaire Matsuda Giichi », je dis.
L’inspecteur Adachi approche son visage du mien…
Personne n’est qui il prétend être…
« Cette affaire est classée, caporal », crache-t-il.
Les gens ne sont pas qui ils paraissent être…
Je fais un pas en arrière. Je baisse la tête. Je m’excuse.

Dans ce Japon de la désolation avant la reconstruction à venir, Japon qui fait pendant bien entendu à l’autre vaincu, celui du film « Allemagne année zéro » (1948) de Roberto Rossellini, David Peace a certes construit une roman d’une noirceur incomparable, poursuivant son hommage à James Ellroy tout en s’affranchissant toujours davantage de l’écriture du maître de Los Angeles, en cultivant la sienne propre, qui, davantage encore que dans « GB 84 », pourtant déjà un sommet en soi, devient l’incarnation littéraire par excellence de l’obsession psychologique qui envahit l’être tout entier, et de la sensation physique, charnelle, du malaise permanent. L’usage redoublé des leitmotivs, qui rythment l’ensemble des presque 500 pages de « Tokyo année zéro », que ces ritournelles lancinantes et morbides prennent la forme de ressassements monologués intérieurement (« Personne n’est qui il prétend être », « Je le maudis », « Je pense sans cesse à elle ») ou de bruits omniprésents (le ton-ton des coups de marteau de la ville à rebâtir, le chiku-taku des horloges et des pendules, le gari-gari des ongles sur la peau quand on se gratte), insiste sur la présence d’un arrière-plan déliquescent d’une effrayante solidité, qui s’impose aux protagonistes jusque dans leurs moindres pensées et dans leurs rêves. Du très grand art.

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Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « Tokyo année zéro » (David Peace)

  1. david peace

    Auteur né en 67 dans le Yorkshire en Angleterre, avec une jeunesse marquée par les épisodes de la vie du « Yorkshire Ripper », ou l’Eventreur du Yorkshire (13 victimes) dont il tire sa tétralogie « Quatuor du Yorkshire » , soit « 1974 », « 1977 », « 1980 » et « 1983 », (tous aux éditions Rivages). Il quitte l’Angleterre pour Istanbul en 91, puis pour Tokyo en 94. Il revient du Japon en 09 pour retourner en Angleterre.
    Trilogie sur le Japon de l’après-guerre qui commence avec « Tokyo année zéro » (08, Rivages/Thriller, 512 p), traduit de « Tokyo Year Zero (07, Knopf, 368 p)et dont le second tome vient de sortir « Tokyo ville occupée » (10, Rivages/Thriller, 352 p) traduit de « Occupied city » (09, Knopf, 288 p),et dont j’attends le troisième volume «Tokyo Regained » (en fait j’attendais déjà impatiemment le deuxième volume).

    Roman noir, et portrait assez sombre de la société japonaise après la fin de la guerre. Société partagée entre la reconstruction d’un pays totalement détruit et le poids de la culpabilité pas encore assumée par ceux qui ont fait, et perdu, cette guerre. C’est une période assez intéressante de l’histoire du Japon, avec ses moments de culpabilité (avoir perdu la guerre), d’humiliation (l’oppression des américains qui règnent en maître et le font sentir) et de honte aussi (les atrocités commises par les militaires, soit dans les pays occupés (Chine, Mandchourie), ou envahis et perdus (Philippines), soit même sur le territoire national (Kyushu). Le tout est cadré dans Tokyo, ville fascinante, dans laquelle DP hésite entre les deux poles « Quand je déambule dans Tokyo, j’ai toujours l’impression de marcher sur deux couches de cendres, les cendres des ruines de la ville et celles des morts. »

    Dans « Tokyo année zéro », on suit également un tueur en série Yoshio Kodaira, soldat perdu du japon, qui a eu une période trouble (et troublée) en Chine (nombre de victimes inconnu, mais abondant). De retour au Japon, il viole et tue une dizaine de femmes (et en viole une trentaine d’autres, mais il est vrai que quand on aime on ne compte pas) entre 45 et 46. Arrêté puis condamné à mort, il est exécuté en 49 avec cette jolie phrase « I am fortunate to be able to die on such a calm and peaceful day » (j’ai la chance de pouvoir mourir un tel jour calme et serein). Voila donc pour notre assassin philosophe. Donc on part des ruines de Tokyo, bombardée par les américains et dont il ne reste pas grand-chose. Dans les restes de cette ville, les survivants luttent contre la faim, les épidémies et la violence latente. Le 15 août 46, soit « le quinzième jour du huitième mois de la vingtième année de l’ère Shôwa » l’inspecteur Minami se rend dans le parc de Shiba où vient de se commettre un crime dans le jardin d’un temple à l’abandon: « Dans cette clairière où les hautes herbes ont été aplaties, où le soleil l’a trouvée, elle est là ; sur le dos, nue, la tête légèrement sur la gauche, le bras droit tendu, le gauche contre le flanc, elle est là ; jambes écartées et genoux fléchis, elle est là… ». Pas très loin du premier corps, situé « au dortoir des femmes du Dépôt de vêtements de la marine de Dai-Ichi », il trouve un second cadavre, «vêtu d’un chemisier blanc à manches courtes, d’une robe-tablier jaune à rayures bleu foncé, de chaussettes roses et de chaussures en toile blanche à semelle de caoutchouc rouge ; un deuxième cadavre à dix mètres du premier ; un deuxième cadavre qui n’est plus qu’un squelette…». L’inspecteur Minami va donc tout nous raconter : la ville ou ce qu’il en reste, l’occupation américaine, et l’évolution de son enquête. En trame de fond, on aura droit également à ses souvenirs de la répression japonaise en Mandchourie à laquelle il a participé. Cependant la police japonaise comme ce qui reste de l’administration et de l’armée, elles sont toutes sans moyens, discréditée et gangrenée par la pègre qui fait régner sa loi dans les quartiers. Et là, les « étrangers » qu’ils soient formosans ou coréens, cherchent à s’installer et profitent du chaos ambiant. Tout est bon pour intimider ou empêcher de découvrir la vérité. Un des collègues de Minami est ainsi découvert cloué sur une porte flottant dans la rivière (évidemment cela flotte mieux). Cette «année zéro» qui donne le titre au livre, c’est aussi celle de la défaite, la table rase à partir de laquelle il faudra tout reconstruire, la société et les hommes. On songe, non sans raison au titre du film de Rosselini « Allemagne année zéro ».

    Le procédé de narration est relativement simple. Via l’inspecteur Minami, on va entendre plusieurs voix. L’une publique, essentiellement factuelle, raconte tout : la ville en ruines, l’occupation américaine, et bien sûr l’évolution de l’enquête. Une autre voix, intérieure et beaucoup plus fiévreuse, raconte l’homme, époux si peu fidèle et père très distant, voire inexistant, avec ses hontes et ses faiblesses, hanté par les souvenirs atroces de la répression japonaise en Mandchourie à laquelle il a participé (et ce n’était pas très beau à voir), avec en plus le remord et la culpabilité, à la fois d’avoir vécu tout cela, et d’avoir finalement perdu la guerre. «Cette banderole restera ici jusqu’à ce que cette affaire soit résolue dans l’honneur ou bien jusqu’à ce que nous soyons contraints de regagner le quartier général couverts de honte…». D’où des répétitions, je dirais même des litanies (on les retrouve dans « Tokyo ville occupée », des onomatopées parfois, des ruptures de ton et des incantations.
    Dans « Tokyo ville occupée », on découvre le Japon de l’après-guerre. On est le 26 janvier 48. Un écrivain court et se retrouve dans la salle du haut, « Sous la Porte Noire ». Dans cette salle 12 chandelles brulent et s’éteignent au fur et à mesure de l’avancée du livre. Chacune correspond à une personne qui a été victime d’un empoisonnement collectif. C’est aussi un récit à plusieurs voix qui se déroule, où chacune des voix correspond à un personnage, que ce soit le journaliste, l’assassin ou un enquêteur.

    La découpe du livre en ces 12 chandelles est aussi prétexte à répétition et litanies, ce qui fait la beauté, toute poétique du livre « Dans la ville occupée dans la ville occupée DANS LA VILLE OCCUPÉE Le temps passe le temps passe LE TEMPS PASSE Les secondes passent les minutes passent LES HEURES PASSENT Les jours passent les semaines passent LES MOIS PASSENT Mais la ville est toujours une blessure la ville toujours une blessure TOUJOURS UNE BLESSURE (…) ». La construction se fait par des changements de point de vue, toutes sont différentes : sous forme de lettres, de rapport militaire ou de police, d’articles de journaux, de témoignages d’individus, que ceux-ci soient vivants ou morts (les victimes). Tout ceci a un charme certain pour le lecteur ou pour l’auteur potentiel de ces textes. C’est en fait un long poème en prose. « Au printemps, en été, en automne, en hiver, le matin, l’après-midi, le soir, et la nuit – quel que soit le moment – Dans la poussière, dans la boue, dans le désert, dans la jungle, dans les champs, dans la forêt, dans la montagne, dans les vallées, dans les rivières, dans les cours d’eau, dans les fermes, dans les villages, dans les faubourgs, dans les villes, dans les rues, dans les boutiques, dans les usines, dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les immeubles des administrations et dans les gares – quel que soit le lieu – qu’ils soient soldats, civils, hommes, femmes, enfants ou bébés, je les épouvante tous et on me fuit et on m’accuse —»
    « DANS LA VILLE OCCUPÉE, vous êtes un écrivain et vous courez – ». C’est ainsi que commence le livre. « Une Parade Nocturne de Cent Démons… ». A vous d’en découvrir la suite (et d’attendre patiemment le 3éme tome).

    Le livre suivant «Tokyo Regained », traite de l’affaire de Shimoyama Sadanori, le premier président des chemins de fer nationaux japonais (Japan National Railways, JNR) dont on retrouve le corps mutilé sur une voie le 6 juillet 49. Trouvé mort entre Ayase et Kitasenju, juste au nord de Tokyo, le président était porté disparu depuis la veille, où il avait été vu dans les magasins Mitsukoshi à Nihonbashi, un grand magasin, juste au nord de la gare de Tokyo. Sa mort survient juste après qu’il ait refusé d’appliquer un plan de licenciement gigantesque, et aussi juste avant le déraillement d’un train à Matsukawa, habilement mis au compte des pro-communistes, bien que le sabotage de Matsukawa ait été fomenté de toutes pièces.

    Publié par jlv.livres | 16 juillet 2019, 11:35

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