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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « crever les toits, etc » suivi de « Déplacements, septembre 2016 » (Claude Favre)

Une poésie combattante et acérée de la sidération face à la fermeture des frontières et des cœurs.

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La collection Al Dante des Presses du Réel nous avait déjà offert, il y a quelque temps, la belle surprise du « Terreur, Saison 1 » d’Éric Arlix. En octobre dernier (2018), on eut la joie d’y voir surgir, sous leur allure modeste, les 87 pages lancinantes de « Crever les toits, etc » et de « Déplacements, septembre 2016 », de la poète et performeuse Claude Favre.

n’imagine_de loin plus loin qu’on ne sait qu’on ne voit qu’on ne croit perdu tranché c’est au plus près du cœur du froid de la nuit l’aube drue il a 16 ans saisi sous le ciel de Calais aujourd’hui il a 16 ans des espoirs déguerpis et pas seul et plus jeunes parfois dispersés sans rien des promesses des adultes d’où il vient le monde à quoi_moi, tu dis, j’aime marcher sur les routes_j’aurais tant aimé danser danser jusqu’à la fin de mes jours_ils n’ont pas de sourire les enfants happés armes au poing au Yémen et à la frontière gréco-macédonienne ils sont jeunes Iraniens à plusieurs à nos yeux de leurs bouches il y a des frontières des fugues dont comment les espoirs ou ce n’est pas le mot il y faut fils aiguilles leurs bouches cousues que sont-ils la mort en corps tout doucement tout violemment devenus_exister c’est être hors de soi tu dis, soi outre passer, pousser les murs, crever les toits, tu insistes, il y a des attentats dans ma bouche, ma bouche est la tienne, n’imagine, n’imagine broyé_n’imagine_un homme un marchand de poisson broyé par une benne à ordures au Maroc qui glisse sa marchandise qui glisse gluante poissons de pêche interdits a été broyé alors qu’interdit perdu par mépris chacun avec ses espoirs il tentait après confiscation mécanisme de broyage de récupérer sa marchandise et mécanisme à broyer l’espoir déclencher dans le calme de ses funérailles_j’aurais tant aimé_est-ce le monde qui penche qui ne, qui disparaît danse, tempes, de ces silences gorges à colère et troubles, si loin de ces roublards crapoteux discours qui n’ont pas de parole qu’intéressée venimeuse, et lâche, si loin de ces mensonges, forces garder, je me retire_danser jusqu’à_tu dis, j’ai des passages secrets_sous terre la vie creusée une ampoule ça a nue la vie à Douma pour continuer continuer la vie est là faire du pain continuer manger se parler soigner creuser soi-même faire l’école creuser son courage jours et nuits continuer continuer que ce ne soit tombe (« Crever les toits, etc »)

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En des temps aussi incertains, tout salement bruissants qu’ils sont de replis identitaires et d’anathèmes cauteleux, il est particulièrement rassurant, au coeur même de la tristesse et de la colère qui rôdent à bon droit – de voir la poésie inventer au quotidien une langue de la situation, une phrase rythmique soutenue battant le tambour de nos urgences humaines, un langage essentiel qui réinscrit en permanence le politique au sein de sa disparition programmée. Né de la fuite, du passage, de la frontière et de l’accueil toujours trop craintif ou étriqué, né des mouvements contemporains de populations, né de la rage face à l’inqualifiable détresse et aux yeux qui se détournent – au mieux -, « Crever les toits, etc », en un grand souffle guerrier, nourri d’emprunts rusés aux musiques et aux chansons qui accompagnent la course, chante sourdement la nécessité de l’action, l’urgence de l’ouverture et le refus de l’inacceptable. Inventant les mots et les syntaxes qui lui conviennent, Claude Favre n’imagine pas, précisément, rester silencieuse : sa poésie tord les expressions toutes faites et les clichés journalistiques, y exprime l’horreur qui nous saisit, et rappelle qu’il n’y a ici nulle fatalité – simplement peut-être un devoir collectif de courage.

aussi à tout fuir vite fuir de Mossoul fuir partir ensemble fuir jusqu’où quand certains n’ont plus de nouvelles de leur famille où partir et comment jusqu’à 600 000 enfants piégés_des rages, m’enfonce tu dis de ceux qui ont des mots qui n’ont pas les actes qui se, de projections s’aiment se caressent ont la raison des lois et propriétés gardées, et pas tant d’inquiétudes sinon paraître, tu dis ça craint, tous les jours, ronces, ombres, folies repoussent_pour engraisser les porcs_et ça nous rend très nerveux, n’imagine_danser_tu dis, toujours trop que par soi-même devrait la fermer contre le mur comme ça_isoler comme ça Mossoul colère de l’Euphrate plus qu’un nom rien d’un enchantement l’assaut militaire se déroule de manière positive mais sur place dans les chairs les têtes comment dans une mare de boue de sang un corps est-ce un corps (« Crever les toits, etc »)

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À l’halètement insensé et presque chamanique de « Crever les toits, etc », « Déplacements » répond en parfait point d’ancrage, en discret soubassement théorique, créant l’hallucination par l’accumulation d’information ressassée, superposée, définitivement encombrante et si souvent inutilisable. En une construction qui pourrait rejoindre à ses extrémités certains travaux de P.N.A. Handschin, Claude Favre enchaîne ici 1 672 fragments d’une ligne ou moins, soigneusement numérotés, créant une sorte de reproduction magique d’un fil Bloomberg devenu fou, mêlant quelques mots arrachés à des news tournant en boucle folle, des propos de comptoir, des citations littéraires, directes ou détournées, des bribes de dialogues en prise avec la brutalité du réel, ou encore des séries d’interrogations, tragiques, ironiques ou confondantes (« c’est où Idleb »). Pour scander ce recensement inexorable et lancinant, Claude Favre sait le ponctuer de leitmotivs, à la manière du « C’est la vie » de Kurt Vonnegut ou du « Ils étaient vraiment bien, là » d’Éric Arlix, donnant ainsi une étrange et terrible résonance aux deux mots formant l’expression en apparence banale qu’est « ça va ».

852 pas de problème majeur
853 Arabie Séoudite, tous les athées sont des terroristes
854 demandeurs d’asile assignés par l’Australie sur les îles de Nauru et Manus
855 conditions inhumaines, agressions, suicides, etc.
856 Finlande, tombé au sol, gisant le sang, photographie illico sur un site fasciste
857 avec ces mots, une rapide restauration de la discipline
858 jusqu’aux limites du possible
859 Calais, Chloé, 9 ans, violée, tuée, instrumentalisée par les anti-migrants
860 plus continuer à subir ces assauts répétés, explique le PDG du port de Calais
861 jusqu’aux limites du possible
862 sachant que les bilans sont toujours provisoires
863 sachant que le dispositif d’accueil des réfugiés à Paris est saturé
864 les sachant originaires du Soudan, d’Afghanistan, de Somalie, d’Érythrée
865 les sachant en attente d’un rendez-vous pour déposer une demande d’asile
866 irréguliers, interpellés, malmenés, éloignés, sachant
867 que ceux qui mangent la nourriture des morts ne peuvent revenir sur terre
868 sachant que violentés, où laisser de la beauté pour les autres
869 lentement ils se taisent
870 déblayer le terrain
871 Gabon, alliances d’intérêts, soif du pouvoir, fin de règne
872 pour ne résoudre rien
873 il y aura des routes

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