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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le tunnel » (William H. Gass)

Tordre l’écriture à outrance pour montrer comment se justifie l’impensable, et en faire un chef d’œuvre.

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RELECTURE (EN FRANÇAIS, APRÈS UNE PREMIÈRE LECTURE EN VERSION ORIGINALE AMÉRICAINE)

Le tunnel

Publié en 1995, traduit en français en 2007 par Claro dans la collection Lot 49 du Cherche-Midi (quasiment créée pour accueillir ce texte), le deuxième roman de William H. Gass, presque trente ans après « La chance d’Omensetter » (qui reste inexplicablement non rééditée depuis sa traduction chez Gallimard en 1969), est sans doute l’une des œuvres les plus monumentales et peut-être les plus importantes de notre deuxième moitié du vingtième siècle, au point d’effrayer parfois par anticipation la lectrice ou le lecteur.

Narrateur logorrhéique qui nous véhicule sans ménagement au fil de ses obsessions, de ses névroses intimes et de ses incessants coqs-à-l’âne engendrés par l’usage volontairement immodéré des métaphores de toutes natures, William Frederick Kohler est professeur d’histoire dans une petite université du Midwest américain.

William Frederick Kohler est aussi le mari de Martha, qui le délaisse sexuellement depuis sa deuxième maternité – en tout cas c’est ce qu’il nous dit. Il est aussi l’auteur d’un monumental « Culpabilité et innocence dans l’Allemagne d’Hitler » (souvent abrégé en « C & I » au long du « Tunnel »), qu’il vient de terminer et dont il doit maintenant rédiger l’introduction. Il est aussi le collègue des historiens Culp, Herschel, Planmantee et Governali. Il est aussi le fils spirituel, malgré certaines de ses dénégations, de l’historien allemand Magus Tabor – dit « Margot la Folle » en catimini -, depuis son séjour universitaire là-bas entre les deux guerres. Il fut aussi l’amant de Lou, l’admirateur de la chanteuse nazie Susu, le jeune universitaire assistant au procès de Nuremberg et en extrayant ses premiers travaux « reconnus ».

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Le soir était un peu moins pesant pour l’esprit. Ce qui était perdu était perdu, même si l’amertume demeurait. Le souper se composait de tranches de viande froide, de salade de pommes de terre et d’un fromage jaune. Après le repas, la radio nous transfusait sa jovialité, et je m’efforçais de finir mes devoirs entre deux blagues. D’habitude, ça se passait assez bien, mais parfois la concentration n’y était pas, ou j’étais obstinément récalcitrant, ou souvent, quand c’était de l’algèbre ou de la géométrie, je comprenais tout de travers et passais des prémisses aux preuves comme le petit poucet. Je n’avais alors aucune patience (aujourd’hui ma patience est celle de l’araignée), et je détestais farouchement passer pour stupide, du coup je me fâchais vite avec mon père, qui de temps à autre s’accordait avec Euclide pour dire que j’étais bête à un degré pour lequel même Edison n’aurait pas été en mesure d’inventer une mesure, et voulait être le seul à avoir le droit de râler et d’en faire des tonnes. J’écoutais toujours les informations, en espérant que le Hindenburg exploserait à nouveau. Dans mon lit, je pilotais des avions et larguais des bombes. Les occasions de rêvasser étaient infinies, et déjà j’imaginais des châteaux dérobés aux regards, des forteresses secrètes, des refuges souterrains, et autres retraites militaires. Ou, une arme à la ceinture, dans la botte et sous le bras, je prenais la première diligence du matin. Ou me balançais à bout de bras entre les arbres. Je récitais parfois d’un ton morne une leçon que j’étais censé apprendre, et le sommeil opérait tel un tendre antalgique, me délivrant des migraines et des devoirs.

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Je recopie ces noms lentement, comme s’ils m’importaient, et forme les lettres avec un dédain calme. Je les dispose emblématiquement (car ne suis-je pas en train de jouer ?), formant une étoile que mon imagination remplit de jaune comme si c’était de l’urine. J’en tire du plaisir. Ce sont des noms étranges, pour la plupart ; arrachés aux fissures bibliques telles de petites pousses obstinées. Ce sont des noms donnés à des démons dans des incantations magiques, des noms sales, des noms si juifs que même leurs nez sont crochus, et leurs peaux bistrées ; regardez les croches de ces k, la rouerie et l’allure chicaneuse des z : Je t’invoque, Abimelech, apparais avec tes cohortes, les sorcières Chinke et Keile, les démons Zedek et Itzig, les succubes Hitzel et Mikele, les putains, les Jezebel, Rebekka et Chiniche, leurs cons dans leurs gorges pour mieux brailler, leur toison en sautoir, surmontée d’une fente souriante et lippue en T, présentant nos désirs sous forme d’une énigme : quelle bouche baiser ? quelle plaie panser ? quel orifice pénétrer ? quelle aubaine bénir ? quel fléau flatter ?
Cette étoile, cette forme, est comme mon livre, mon histoire de Hitler et de ses sbires (leurs cœurs homosexuels, leurs styles hermaphrodites), et se présente de la façon dont mon ouvrage présente les tenants et les aboutissants de leur crime ; car l’aspect sagement académique de mon manuscrit – si Buch, si Boche, la sonorité de son titre, Culpabilité et Innocence dans l’Allemagne de Hitler, sa forme sobrement documentée, ses jours entassés sur des décennies comme de la bouse dans une étable, sa puissance logique pareille à la puanteur qui en émane (y eut-il jamais assemblage de faits aussi déplaisant ?), ainsi que sa noble hiérarchie d’explications, comme s’il s’agissait d’un service gouvernemental, les tables anales de statistiques, également, et le pesant appareil des références : toutes ces choses redressent les dents de la vérité ; elles imposent un ordre à l’accident, trouvent une volonté dans l’histoire aussi brûlante que le phlogistique (quelles leçons tirer de la tyrannie sinon des défaites et des décrets ? quoi de plus répétitive que l’existence, de plus direct et de plus assertif que mon style académique et discipliné ? tout est à la fois simultané, continu, intermittent et mélangé ; aucun numéro tatoué, nul string en cuir ne marquent la page) ; ah, mon livre lance des ordres, et les événements sont disposés tels des raisins décoratifs sur un biscuit (cette rangée-ci est la bouche, et là c’est un œil) ; il lève le vent qui le fait claquer, et bientôt toute brume est arrachée aux circonstances, la confusion s’éclipse, un champ désert se retrouve encerclé de citations comme du fil de fer barbelé ; bref, de la même façon dont ce joli motif de noms ôte le dégoût d’une douzaine de dossiers, déchire quelques proclamations menaçantes, décore la mort tel un fanion sur une lance.

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William Frederick Kohler est surtout un homme qui creuse.

Physiquement, il creuse en secret un tunnel, chaque nuit, dans la cave de sa maison, tunnel dont il évacue les gravats dans les innombrables tiroirs de la collection de meubles anciens de sa femme.

Intellectuellement, il creuse le langage, le vidant de son sens pour lui substituer insidieusement d’autres significations, et nous faire participer, lecteurs, à sa tentative personnelle de justification de son « fascisme du cœur » (selon l’expression utilisée ailleurs par William H. Gass), comme son ouvrage historique tente plus ou moins discrètement de justifier tout ou partie des horreurs du nazisme.

Entreprise insensée et totale de passage aux limites de la langue et d’asservissement du récit à un viol du lecteur, le tunnel construit physiquement et métaphoriquement par William Frederick Kohler (le « mineur de charbon », en allemand) utilise toutes les ressources de l’image, de l’intellect et de la rhétorique avancée, toutes les formes d’humour désamorceur, de blague hypnotique, de paradoxe démobilisateur, d’énumération allègre, d’allusion sexuelle omniprésente et obsessionnelle, de banalisation de mots chargés d’affect, de jeu de mots ridiculisant subrepticement l’adversaire, pour reproduire, sous une forme encore plus avancée, la contamination du jugement et de l’émotion qu’il dut – peut-être à son esprit défendant – subir de la part de son maître Tabor, et étendre cette contamination à ses proches, et à son ultime objectif, le lecteur. Jusqu’à ce que Martha exprime ce que ressent confusément le lecteur attentif, exposé à cette entreprise d’autant plus machiavélique qu’elle présente tous les accents d’une rare sincérité : « Nettoie. Nettoie jusqu’à la dernière miette. Je ne veux pas de tes saletés dans mes tiroirs, pas plus que de tes idées dans ma tête. »

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Quand j’écris sur le Troisième Reich, ou maintenant, quand j’écris sur moi, est-ce vraiment la vérité que je veux ? Qu’est-ce que je veux, exactement ? découvrir qui je suis ? À quoi bon ? Je veux me sentir un peu moins mal à l’aise. Nous traînons nos actions derrière nous comme une kyrielle de monstres. Je suis le Reich, le troisième fils, les ruines. Ce genre de chose – de confession – cette histoire de père-pardonne-moi – ce n’est pas mon truc. Mes pensées s’envolent telles a flèche de Zénon, immobiles en plein vol. Non, pas ma tonalité. Mon ton habituel est académique. Je me déplace toujours avec prudence. Et j’ai été loué pour le poids, la substance de ma pensée. Mais ce n’est pas ainsi que j’ai envie de m’exprimer maintenant, et je m’aperçois (je l’ai compris en écrivant) que mon sujet est bien trop sérieux pour l’enseignement, pour l’histoire, et que je dois trouver une autre forme avant de libérer ce qui en moi est captif. Rendez-vous compte : l’histoire n’est pas assez sérieuse, la causalité trop comique, la chronologie insuffisamment précise. C’est la mesure de mon style. Ça l’est assurément. Moi qui conçois de telles phrases. Même dans mon esprit. Et c’est dans cet état d’esprit que j’ai accompli mon célèbre travail – oui, en l’ouvrant en grand au monde. Le professeur Kohler a donné à l’esprit allemand un lieu public dans la nature. Les hommes peuvent l’arpenter désormais comme quelqu’un qui attend un bus, et donner à manger aux oiseaux. Mais cela, bien sûr, le vieux Bjornson ne l’a pas dit ; c’est ce que je dis, moi.
Si je pouvais simplement me sentir un peu moins mal à l’aise. Ça serait bien.

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Les 700 pages serrées, illustrées de dessins ou d’échafaudages graphiques subtilement digressifs ou copieusement mesmérisants, faussement chapitrées par des commentaires ironiques plutôt que par des titres proprement dits, rythmées des épigrammes incendiaires ou grivoises inventées par le collègue Culp, ou peut-être conçues par Kohler à leur image déformée, tissent ainsi une toile d’araignée à l’infinie patience (comme le narrateur l’avoue incidemment plusieurs fois), imbriquant sans cesse grande Histoire et petits récits, souvenirs d’enfance ou bruits universitaires de couloir, variant à l’infini les angles et les approches pour créer compassion, compréhension, adhésion chez le lecteur, en une formidable mise à nu de l’écriture, de son pouvoir, de sa puissance, de ses limites et de ses pièges.

Depuis la solitude de la poésie, Rilke a composé notre isolement. Hier blüht wohl einiges auf ; aus stummen Abstruz blüht ein unwissendes Krautsingend hervor. Les fleurs chantent comme autrefois les ménestrels. Du sang auquel personne ne croit éclate en fleur. Mais je n’ai connaissance d’aucun départ en parfum. De victoires évasées dans le verre d’un vase.
Un boulet de canon, une fois tiré, disait le Grand Juif, peut se sentir assez libre au sein de sa trajectoire ; il s’élève comme nous le faisons tous, puis descend sans douleur ni remords tel un fou.
Sale habitude, aussi – des cendres sur tout chose.
Certes, le fusil vous place à une saine distance. Dans le même temps, il inspire une inquiétante indifférence, une lassitude à l’égard du devoir, s’il n’est pas remplacé par la haine à un degré supérieur ; ainsi nous faisons-nous une image de notre ennemi ; ou plutôt, Kohler, c’est notre ennemi que nous fabriquons ; sinon notre soldat perd courage.
L’histoire refuse de se frotter à la solitude ou à la poésie, aussi l’ai-je choisie dans ma solitude, devenant l’intime des multitudes, étudiant le temps et la distance avec Margot la Folle.
Le mythe exterminant le mythe : c’est la guerre d’aujourd’hui.

Il faut souligner à quel point la traduction de Claro impressionne ici : au-delà de l’indispensable variabilité des registres, du choc permanent des lexiques, des formes changeantes et subtiles qu’affecte la narration, William H. Gass use de chaque mot, de chaque unité sémantique, pour y dissimuler aussi bien une musique subliminale qu’une kyrielle de mini-mots-valises agencés au service du dessein cynique et désespéré de William Frederick Kohler. Rendre cette musique en français, trouver les centaines d’équivalents nécessaires à ces bombes logiques inscrites au cœur des mots représentait un défi énorme, dont la comparaison détaillée du texte d’origine et de sa traduction, tout particulièrement dans les inscriptions de sonorités significatives à l’intérieur de mots portant un autre sens, confirme la redoutable réussite.

Travaillé pendant vingt-cinq ans par son auteur, ce très grand roman, tout en faux-fuyants et en chemins piégés, fournit paradoxalement une architecture d’une rare solidité et un exosquelette indispensable (et encore plus manifeste à la relecture) pour affronter un monde dans lequel, sans doute plus que jamais, les mots ont été détournés de leur sens, et les idées soigneusement obscurcies pour que chacun, flottant sans repères, soit une proie amollie et attendrie comme de la viande offerte à l’opérateur le moins disant sur le marché mondial des âmes et des cœurs.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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