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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Dernières nouvelles des bolcheviks » (Philippe Videlier)

Du cuirassé Potemkine à Youri Gagarine, 14 nouvelles étonnantes pour tester la ferveur et l’ironie de l’Histoire bolchevique.

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Tout ça, c’était à cause de la viande. Cette pourriture grouillante de vers que le cuistot servit aux hommes d’équipage mais que le médecin du bord jugea du meilleur goût à travers son pince-nez. « Alors quoi ? Elle est très bonne cette viande » diagnostiqua en substance le docteur Smirnov, diplômé de la Faculté. La suite on la connaît. Remous, murmures, excitation, le commandant du navire, un gros un peu lâche, menace mollement : « Ceux qui veulent manger le bortsch, deux pas en avant. » (« Le dernier survivant »)

Cinq ans après son « Dîner de gala », somptueuse quête fictionnelle dans la Chine du roman « Au bord de l’eau » et de ses 108 brigands justiciers, jusqu’à leur ombre portée contemporaine, l’historien Philippe Videlier, que l’on connaît notamment pour ses travaux au CNRS sur l’histoire des luttes sociales et, plus récemment, sur l’histoire des migrations – et par ailleurs pour ses vifs engagements anti-négationnistes – nous revient en 2017, toujours dans la collection Blanche de Gallimard, avec 14 nouvelles joueusement rassemblées sous le titre de « Dernières nouvelles des bolcheviks », pour passer en revue un certain nombre de figures et de circonstances entre la révolution avortée de 1905, à travers l’épisode de la mutinerie du cuirassé Potemkine, et le vol orbital de Youri Gagarine, en passant par Maria Spiridonova, héroïne précoce de la Révolution, après avoir assassiné Loujenovski, l’horrible vice-gouverneur de Tambov, par le rôle de la cavalerie rouge, des trains blindés et des artistes tels Chagall et Malévitch durant la guere civile, par une certaine statue de Robespierre, par Mikhaïl Frounzé, par la postérité de Jack London en Union soviétique, par Maxime Gorki et par l’avion géant qui porta son nom, par Evgueni Zamiatine, par Pablo Picasso, par le maréchal Vassili Blücher, et par l’étonnant destin polonais de certaines effigies de Friedrich Engels.

Pour être franc, toute l’Europe ne considérait pas le tsar comme un méchant homme. Il y avait des exceptions. Les actionnaires de la Société des fabriques russes-françaises pour la production des articles de caoutchouc, de guttapercha et de télégraphie, ceux de la Banque de commerce privée de Saint-Pétersbourg, de la Société anonyme des hauts-fourneaux de Toula, de la Société métallurgique de l’Oural-Volga, de la Compagnie des chemins de fer de Moscou-Kiev-Voronej rémunérés à 4 %, de la Société anonyme d’anthracite russe inscrite au registre du commerce suisse à Genève, de la Société des tramways de Kiev constituée par acte passé devant maître Van Halteren, notaire à Bruxelles, de la Société franco-russe de produits chimiques et d’explosifs dont les statuts étaient déposés chez maître Segond, notaire à Paris. Ceux-là portaient le tsar dans leur cœur, mais ils désiraient côté raison, le calme propice aux transactions et aux bénéfices. (« Le dernier survivant »)

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Franchement moins spéculatives que les incisions subtilement sanguinolentes d’Éric Vuillard (la tonalité de la magnifique « Bataille d’Occident », toutefois, n’est sans doute pas si loin), moins directement enquêtrices que les essais historiques de Paco Ignacio Taibo II (on pensera notamment au beau « Archanges – Douze histoires de révolutionnaires sans révolution possible »), nourries avec avidité des auteurs de la période de fermentation révolutionnaire (le grand « Tchevengour » d’Andreï Platonov rôde plusieurs fois à l’horizon des cavaleries rouges débridées et des joies villageoises de Vitebsk), les nouvelles de Philippe Videlier séduisent ici par leur précision historique, sans véritablement broder ou spéculer, donc, dans les interstices imaginables, mais en jouant habilement d’une langue détournée qui lui permet, grâce à une savante ironie, de prendre place également parmi les éléments éclaireurs du post-exotisme et de l’humour du désastre (plusieurs de ces « Dernières nouvelles des bolcheviks » pourraient ainsi conduire, tôt ou tard et par de mystérieux détours, au charme fantasmagorique et tchékiste de « Un navire de nulle part », par exemple).

Kazimir Malévitch se rendit à Vitebsk où se trouvait déjà Chagall, installé dans l’hôtel particulier déserté d’un banquier dont il avait fait une école de peinture à sa manière. Au faîte flottait son drapeau : un cavalier monté sur un cheval vert – À Vitebsk, de la part de Chagall. « Dans ce trou éclôt à présent un art révolutionnaire colossal », s’enthousiasmait le peintre (parce que Vitebsk était un petit pays provincial posé quelque part entre Smolensk et Minsk). Les artistes décoraient Vitebsk et Vitebsk attirait les artistes. « Les places publiques sont nos palettes », aimaient-ils à déclarer, au comble de l’allégresse. Les habitants du lieu étaient heureux de voir de telles gloires s’occuper de leurs affaires, de telles sommités se pencher sur leurs destinées. Tantôt ils se voyaient représentés par de petits cochons accompagnés au violon, d’aimables chevrettes agitant les pattes, des vaches incarnat ou des gallinacés évanescents sur un bleu profond, tantôt par des figures géométriques franches, orange, émeraude, indigo, brillantes et découpées. Les artistes se déplaçaient de loin pour voir de quoi il retournait. « La ville était encore illuminée du flamboiement des décors de Malévitch – cercles, carrés, points, lignes de toutes les couleurs – et des personnages volants de Chagall, se pâmait une adoratrice. J’avais l’impression d’être tombée dans une ville ensorcelée, mais, en même temps, tout cela était réel et merveilleux et les Vitebskois étaient devenus pour un temps suprématistes. » (« Cavalerie rouge »)

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À propos de Hugues

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