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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Rendez-vous à Kiev » (Philippe Videlier)

Tourbillons ukrainiens et internationaux de 1913-1923 aux subtiles résonances contemporaines : un grand art de faire parler l’Histoire.

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À une certaine époque, celle que les livres d’histoire appellent la Belle Époque, Trotsky fut employé par la Kievskaya Mysl, important quotidien démocrate et de la ville de Kiev, en Ukraine. Trotsky possédait en effet une brillante plume. Il la conserva toute sa vie. Trotsky aurait pu être écrivain de métier et, de fait, il l’était quoiqu’il n’en fût pas récompensé et n’obtînt aucun prix littéraire (sans compter qu’il dut discuter âprement ses droits d’auteur).
Le premier article que Trotsky livra à la Kievskaya MyslLa Pensée de Kiev – était consacré à une revue satirique de Munich, Simplicissimus, qui publiait les dessins acérés de Thomas Theodor Heine. Ça, on peut dire que c’était un artiste, Thomas Theodor Heine ! Peu nombreux sont ceux qui lui arrivent à la cheville. Trotsky était heureux de son travail. « Un quotidien de cette sorte, disait-il de la Kievskaya Mysl, ne peut exister qu’à Kiev. » C’était une manière de compliment. Trotsky connaissait parfaitement Kiev, pour y avoir résidé clandestinement en février-mars 1905, au moment de la première révolution contre le tsar Nicolas II. Sous le faux nom d’Abrouzov, « sous-lieutenant en retraite » (bien qu’il n’eût alors pas vingt-six ans), il y rédigeait des proclamations enfiévrées imprimées secrètement et prenait des bains de pieds dans une clinique où il se faisait passer pour un patient.
Kiev était une ville plutôt agréable, aux maisons roses ou blanches, aux toits verts, on y mangeait des fruits confits et les confitures de cassis, de reines-claudes ou de groseilles vertes de Balaboukha, on y savourait les chocolats de Poliakov, on y buvait la bière et l’hydromel de Kriakov. Il pouvait y avoir, et il y avait certainement, ici comme ailleurs dans le monde, de quoi rire et de quoi pleurer. Des cinémas pleins à craquer projetaient pour leur public ravi des films burlesques. À l’Express, au Corso, au Renaissance, au Monte-Carlo. Des films drôles produits à Paris ayant pour vedettes Rigadin, Rigadin et le chien de la baronne, Rigadin aux Balkans, ou André Deed, le comique qu’en Russie on appelait Gloupychkine et en Italie Cretinetti. Et puis les exploits prodigieux du détective Nat Pinkerton. On vit à Kiev Fantômas, et des drames à verser des larmes, Les Misérables avec la pauvre Cosette et l’infâme policier Javert, un type de mouchard commun dans l’Empire des tsars. Il y avait donc amplement matière à se distraire et réfléchir. Au tournant du siècle, Kiev s’était découvert une passion pour le jeu d’échecs. Un club avait pris Racine au café de Varsovie (ainsi nommé parce que le propriétaire était polonais). Un maître des échecs y fit ses classes, Fiodor Ivanovitch Douz-Khotimirski que les amateurs éclairés donnent pour inventeur de la variante du dragon, déplaçant le fou noir en case g7. Fiodor Ivanovitch Douz-Khotmirski fut arrêté quatre fois par la police du Tsar, non à cause de ses audaces échiquéennes mais des opinions politiques embarrassantes qu’il ne parvenait pas à dissimuler. Son partenaire de jeu Vladimir Nicolaievitch Yourevitch, moins chanceux, mourut à l’automne 1907 dans la prison de Kiev pour un mot de trop.
Kiev possédait une université majestueuse aux murs rouges devant laquelle se dressait un monument à Nicolas Ier, tsar et autocrate de toutes les Russies selon son titre exact mais raccourci. À l’origine les enseignements étaient dispensés par des moines ayant fait vœu de ne jamais manger de viande, mais dont nul n’ignorait qu’ils transgressaient cette règle sans vergogne. La ville s’enorgueillissait de sa cathédrale Sainte-Sophie aux coupoles d’or. Un pont suspendu de sept cent soixante-seize mètres enjambait le Dniepr, le pont Nicolas, gardé aux deux bouts par des soldats. Les voies, souvent, montaient, descendaient, car Kiev, « comme Rome » soulignait-on, occupait plusieurs collines, leurs flancs et leurs sommets. Il y avait à Kiev des rues animées, à commencer par le Khreshchatyk qui partageait la ville, en bas, mais aussi la Fundukleevskaya, la Mariinsko-Blagoveshchenskaya ou la Nikolaevskaya, et le square Nicolas agrémenté de bassins et d’un jet d’eau. Kiev possédait plusieurs théâtres fort courus et un opéra de haute qualité où se produisaient avec grand succès des divas étrangères dans Roméo et Juliette ou Rigoletto (les théâtres préféraient l’opérette viennoise). Kiev était sillonnée par des tramways électriques et l’on comptait dans la cité assez de lecteurs pour plusieurs quotidiens dont un, au moins, de progrès.

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Dans les années qui précédèrent et suivirent la révolution bolchevique de 1917, Kiev ne fut pas simplement la capitale de l’Ukraine, et ainsi une ville parmi bien d’autres. Dans les pas de Léon Trotsky, qui fut longtemps journaliste pour l’un des principaux journaux de la ville, de Lénine, pour qui la question des nationalités à l’intérieur de l’Union soviétique était volontiers essentielle, de la très internationaliste Alexandra Kollontaï, dépêchée sur place en urgence pour veiller au grain à plusieurs reprises, et de bien d’autres intervenantes et intervenants, Philippe Videlier, avec son talent d’historien et de romancier, nous fait pénétrer avec vigueur et malice dans certains recoins peu connus de la grande Histoire, ou bien varie les éclairages en changeant ainsi l’apparence d’une scène célèbre, pour y installer, avec ses richesses et ses ambiguïtés, la ville de Kiev, orchestrant ainsi une étonnante mise en résonance des années 1920 et des années 2020, contre toutes attentes simplistes.

C’est alors, pour le malheur de l’Europe, qu’en quelques semaines sombra la Belle Époque, c’est alors qu’éclata la guerre, la Grande Guerre meurtrière, dévastatrice, mettant aux prises les empires centraux, Allemagne, Autriche-Hongrie, et l’Entente anglo-franco-russe. Accompagnant Trotsky au Service des étrangers de Vienne pour savoir à quelle sauce l’exilé devait être mangé, le psychiatre Victor Adler eut ces mots : « La guerre donne du large à tous les instincts, à toutes les formes de démence. » La police viennoise accorda vingt-quatre heures à Trotsky, ressortissant russe, pour déguerpir et quitter l’Autriche. On lui signifia son expulsion le 3 août 1914 à 3 heures de l’après-midi, à 6 h 10 il prenait le train pour la Suisse avec sa femme et ses deux fils. Selon ses souvenirs, Léon Trotsky entra en France le 19 novembre avec des papiers remis par le consulat impérial russe de Genève qui le vieillissaient d’un an. « Paris était triste », constatait-il tristement. « Le soir, les rues s’emplissaient de tristesse. » Il faisait froid. – 5 °C la nuit. Pour maintenir le moral, Le Petit Parisien, journal quotidien, inaugurait son feuilleton littéraire L’Espionne de Guillaume, par Arthur Bernède, où l’on voyait « l’extraordinaire policier » Chantecoq affronter sa « redoutable ennemie », la Prussienne Emma Luckner. De sa plus belle plume et presque sans faute de français, Trotsky écrivit à Monsieur le Secrétaire du Syndicat de la Presse Étrangère : « M’étant installé à Paris comme correspondant attitré du journal russe Kievskaya Mysl, j’ai avec ceci l’honneur de poser ma candidature comme membre de votre honorable syndicat. Agréez, Monsieur, l’expression de mon estime très distinguée, Léon Trotsky (Antid Oto), rue de l’Amiral-Mouchez, n° 23. »
À Paris, l’exilé parvint à se lier à quelques Français, syndicalistes anarchisants qui broyaient du noir quai de Jemmapes, au n° 96, dans le local d’une librairie fermée, et à des sujets réfractaires de l’Empire russe comme lui exilés. En cette compagnie, il refaisait le monde qui, selon un avis partagé, tournait à la catastrophe. Parmi ceux avec qui il frayait, se trouvait un Ukrainien originaire de Tchernihiv, ancien officier du 40e régiment d’infanterie du Tsar, fils de capitaine, nommé Antonov-Ovseenko, efflanqué et portant des lorgnons. La femme de ce jeune homme, d’humeur grincheuse, regrettait parfois de l’avoir épousé, elle se plaignait de manger mal tous les jours que Dieu faisait. « Il a eu une enfance riche, lui, disait-elle de son mari, tandis que moi je n’ai jamais mangé que des harengs. » Les harengs, pourtant, en Ukraine, ce n’était pas si mauvais, préparés finement avec des pommes de terre, des oignons, des carottes, des betteraves, de la ciboulette, ce plat devenait si délectable qu’on l’appelait « harengs sous la fourrure » ou chouba.
Le fait est que l’exil russe de Paris vivait chichement. En attendant mieux, la femme de l’ex-officier Antonov-Ovseenko exerçait le métier de couturière à domicile, rue Gay-Lussac au n° 76 (« couturière expérimentée », précisait-elle). Trotsky subsistait en partie grâce au revenu de ses articles pour La Pensée de Kiev. À défaut d’être correspondant de guerre, comme naguère dans les Balkans, il se contentait, depuis le centre de la capitale française, du rôle d’analyste, traitant des domaines les plus variés de l’actualité : Les Volontaires bosniaques, L’épopée du 6e régiment d’infanterie en Belgique (en deux parties), Les mystères psychologiques de la guerre, Forteresses ou tranchées, La guerre et la technologie, La question japonaise (ou comment et à quelles conditions les Nippons pourraient venir en aide à l’armée française), Tous les chemins mènent à Rome (ou comment le pape fut courtisé par les belligérants de toutes obédiences), etc. Il allait puiser la matière de ses argumentaires jusque chez des adversaires, le lieutenant-colonel Driant, par exemple, gendre du général Boulanger et – suivant ses mots : « piqué de la tarentule d’écrire » – auteur sous le pseudonyme de « capitaine Danrit » de romans d’anticipation parus chez Flammarion : L’Invasion jaune, L’invasion noire, La Guerre de demain.
Au nombre des articles que Trotsky adressa, depuis Paris, à La Pensée de Kiev, figure un portrait généreux de Jean Jaurès, assassiné quelques jours avant le déclenchement des hostilités. Sur ce meurtre, il posait une interrogation : « Jaurès fut tué à la table d’un café par un infime et obscur réactionnaire du nom de Villain. Qui a armé le bras de Villain ? Les impérialistes français seulement ? Et ne pourrait-on, en cherchant bien, découvrir également derrière cet attentat la main de la diplomatie russe ? » Cela parut à Kiev en juillet 1915.

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Publié en mai 2023 chez Gallimard, « Rendez-vous à Kiev » (fort habilement suivi par « L’escalier d’Odessa », qui, en disséquant les marches immortalisées par Eisenstein, en fournissent bien plus qu’un subtil contrepoint) permet à Philippe Videlier de réussir un pari a priori audacieux : en s’attachant aux pérégrinations ukrainiennes de plusieurs figures centrales du bolchevisme presque surpris de son triomphe de 1917, il fait revivre une atmosphère bien particulière (celle que Christian Salmon insufflait aussi en 2017 dans son « Projet Blumkine », celle qui irrigue le « Proletkult » des Wu Ming, bien sûr, mais aussi celle dont il nous confiait déjà lui-même certains secrets de constitution, dans son « Jardin de Bakounine » de 2001 ou dans son « Dernières nouvelles des bolcheviks » de 2017). Mais en usant d’une tonalité spécifique, jouant sur la mise à distance légèrement ironique et sur un vocabulaire minutieusement décalé (on songera certainement ici à Éric Vuillard, à sa « Bataille d’Occident » de 2012, son « L’ordre du jour » de 2017 ou son « Une sortie honorable » de 2022), il parvient sans utiliser aucun surligneur disgracieux à actualiser magiquement, souterrainement, cette Histoire vieille d’un siècle pour lui conférer une fort étonnante résonance des plus actuelles, en pleine guerre d’invasion russe dans les frontières ukrainiennes, dans un contexte pourtant en apparence si différent de celui de 1920 ou de 1921. Et c’est bien ainsi que la littérature, lorsqu’elle sait dompter le matériau historique, dévoile des passerelles insoupçonnées, riches de sens, et se fait plus fidèle que jamais à l’une de ses multiples vocations.

À New York, Trotsky préparait fébrilement son retour. Le 25 mars, afin de régulariser son passeport, il se présenta au siège du consulat général de Russie, d’où avait été décroché le portrait de Nicolas II, puis il se rendit au consulat britannique pour obtenir un laissez-passer. Deux jours plus tard, il embarquait, avec femme et enfants, sur un navire en partance pour l’Europe, le Kristianiafjord de la Norvegian America Line, un paquebot aux deux cheminées jaunes. Mais le 3 avril à l’escale de Halifax, port canadien de Nouvelle-Écosse, la police de Sa Majesté britannique le pria, lui, sa famille et cinq autres réfugiés russes, de descendre à terre pour interrogatoires menés avec diligence, mais peu de tact, par les officiers McCann et Westwood. On le transféra sans plus de raisons à Amherst, dans un camp de prisonniers de guerre allemands commandé par un colonel de la Coloniale, vétéran de la guerre des Boers en Afrique du Sud. Là, il passa un mois dans de pénibles conditions. Le Novy Mir de New York fulminait : « Ceux que la révolution russe a libérés gémissent maintenant dans les prisons des bachibouzouks canadiens ! » Ne pouvant chasser le naturel, Trotsky s’employa à convaincre et convertir les Allemands prisonniers. Avec un succès certain. Lorsqu’il fut libéré, sur intervention des nouvelles autorités russes, les marins allemands captifs lui firent cortège jusqu’aux portes du camp en chantant L’Internationale.
Quand au terme de ses tribulations il atteignit la Suède, Léon Trotsky accorda une interview sur sa détention au Social-Demokraten, le journal des socialistes, qui donna quelque audience à ses protestations contre la perfide Albion. « Les bâtiments étaient fort exigus et il y régnait une grande saleté… » disait-il du camp canadien. Trotsky raconta comment il faisait aux prisonniers allemands des conférences sur Zimmerwald et sur la révolution russe, causeries qui furent bientôt interdites par le colonel de la Coloniale à la requête des officiers germaniques. Les prisonniers en colère signèrent contre cette mesure vexatoire une pétition qui recueillit cinq cent trente signatures. Malgré les vicissitudes, donc, « Trotsky déclara que son séjour forcé à Halifax restait néanmoins le meilleur souvenir de sa vie » (jusqu’alors, c’était son évasion de Sibérie en traîneau tiré par des rennes).

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