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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Gringoland » (Julien Blanc-Gras)

Naissance d’un étonnant routard géopolitique, lucide et drôle.

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J’avais utilisé ce numéro de téléphone. Nous roulions au pas sur l’avenida Insurgentes, une autoroute transperçant Mexico de part en part, sur quelque chose comme soixante kilomètres. La circulation était évidemment démentielle. Des moustachus à casquettes installés sur la chaussée avec des tables vendaient des journaux, des chewing-gums et des boissons. Leur peau était couleur CO, et ils devaient avoir des bronches Germinal. Rafael prit deux cocas et tendit huit pesos sans regarder la main qui les acceptait. Je squattais depuis quelques jours dans les beaux quartiers de San Angel. Trotski avait été assassiné à quelques kilomètres, mais c’était il y a longtemps, le quartier était sûr.

Cela faisait un petit moment que le journaliste écrivain-voyageur réputé atypique qu’est Julien Blanc-Gras me faisait de l’œil (enfin, par ses ouvrages) depuis l’une de mes étagères de livres à lire. Chaleureusement recommandé par nombre de mes consœurs et confrères libraires, édité depuis ses tous débuts chez un éditeur que j’apprécie tout particulièrement, il tombait à point nommé dans le programme au moment où une pause salutaire s’imposait dans le traitement de l’avalanche (joyeuse, joyeuse certes, mais tout de même) que constitue la « rentrée littéraire » pour un libraire, fût-ce à temps partiel. Et en s’accordant ce petit luxe, possible lorsque l’on découvre ainsi un auteur à la bibliographie déjà conséquente, en dehors de toute urgence : pourquoi ne pas commencer « par le début », avec son premier roman, « Gringoland », publié chez Au Diable Vauvert en 2005 ?

C’est ainsi que Charlotte remplissait avec ferveur mon besoin d’humanité, du moins au début. On s’était connus par hasard et par l’intermédiaire d’un ami qui voulait s’en séparer. Au premier regard, je l’avais prise pour un caniche. Je n’y connaissais rien, j’avais toujours trouvé un peu con d’avoir des animaux de compagnie. Ça traduisait une carence affective ou un besoin de domination non satisfait au contact des hommes. J’avais alors réalisé que c’était exactement ma situation et j’avais adopté Charlotte qui s’est avérée être un berger des Pyrénées. Soit une sorte de serpillière exagérément affectueuse, au regard perdu entre les poils. Un clébard inutile, peureux, assisté, mais sympa. On avait des points communs. Nos relations étaient saines, de type compassionnel. Nous vibrions et déprimions ensemble. C’était un bon chien.
Charlotte partageait mon engouement pour la télévision. Nous passions un temps fou à zapper tous les deux, avachis dans le sofa. Elle approuvait ou désapprouvait les programmes par différents grognements que j’avais assimilés. On se comprenait bien. Son émission préférée, c’était 30 millions d’amis. Je sacrifiais parfois Des chiffres et des lettres pour lui permettre d’aller renifler derrière l’écran quand Mabrouk apparaissait.

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Cynique et dérisoire, le narrateur s’ennuie ferme dans son studio parisien, claquemuré devant les 124 chaînes de sa télévision, en retrait du monde physique pour ne pas en accroître, fatalement le chaos. Lorsque sa chienne, fidèle compagne de stase, meurt soudainement, le voilà parti, sur un coup de tête, pour Mexico City, nanti pour seuls viatiques (mais c’est beaucoup) de sa carte bleue et du numéro de téléphone d’une connaissance locale.

Le périple qui va s’ensuivre, formidable voyage initiatique d’un néo-routard mi-amusé mi-blasé, à la fois lucide et intransigeant, à la fois tendre et rusé, l’entraîne dans les villes mexicaines, à l’orée des maquis zapatistes, au milieu des touristes des ruines mayas ou aztèques, parmi les charlatans du new age, et, remontant vers la terre promise inversée californienne, parmi les néo-hippies et les consommateurs forcenés du cool à San Francisco.

Il y eut un frémissement. C’était le père du diplômé qui venait de rentrer du boulot ou de chez sa maîtresse. Petit, replet, en costume avec des bagouses et une grosse tchatche. Le mec avec une autorité naturelle, qui sait se rendre sympathique et indispensable. Consultant en ressources humaines ou quelque chose d’approchant. Mondanités à la j’embrasse tout le monde, les amis de mes enfants sont mes enfants. Il m’a un peu parlé du pays. J’étais nouveau dans la bande, il fallait qu’il me mette au jus.
Au début des années 1990, le Mexique avait traversé une grave crise financière, m’expliqua-t-il. Le pays était à genoux et le peso touchait le fond. En 1994, avec l’entrée en vigueur de l’Alena, le traité de libre-échange nord-américain, l’arrivée massive de capitaux US avait donné un coup de fouet, clac, à l’économie du pays. Le Mexique avait repris du poil de la bête, le pays s’était globalement enrichi. Une classe moyenne se développait. La démocratie aussi.
Il voulait que j’aie une bonne image de son pays. C’était bien naturel. Derrière son assurance, il devait vaguement envisager la possibilité de ma condescendance parce que je viens d’un pays qui a un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Je le rassurais à grands coups de mais bien sûr, je n’en doute pas. Mais j’étais saoul comme une vache et j’avais du mal à suivre.
Le Mexique est en train de redevenir une nation importante, continuait-il, dotée de structures capitalistes modernes, avec l’appui du grand frère yankee.
– Mais on dirait que c’est pas ton truc le business…
Il était malin le padre. Il m’avait démasqué. J’essayai de noyer le poisson pour être poli. J’étais pas en train de polémiquer.
– Bof, disons que je trouve ça chiant à mourir.
Je savais de quoi je parlais. J’avais fait des études dans ce domaine-là, je les avais même ratées. Et c’est vrai que j’étais plutôt du genre à constater que notre globo-capitalisme hardcore avait à peu près les mêmes effets partout. Les riches barbotaient dans leurs piscines toutes neuves pendant que les pauvres s’enfonçaient un peu plus dans la merde. J’étais en ce moment même dans un bain de tequila, ce qui renforçait mon argumentation.
La rançon de telles inégalités, c’était la peur. Une sensation très universelle et assez incontrôlable. J’étais pas tellement sûr qu’ils soient du bon côté de la barrière ces gens-là, parce qu’ils étaient derrière quand même. Dans une jolie prison dorée, verrouillée par la trouille.
– Mais le Mexique pour le moment, j’adore, concluais-je, pitoyable mais sincère, avant de m’éclipser.

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Carnet de voyage hilarant et néanmoins souvent glaçant – par le peu d’issues qu’il semble pouvoir dégager à sa course folle et néanmoins tranquille -, « Gringoland » offre un point de vue rarissime sur la mondialisation contemporaine, sur les lignes de forte pente et sur les résistances occasionnelles, sur les enchantements et sur les désenchantements. Résonnant initialement avec la farce sublime des « Carnets du Pérou » de l’excellent Mr « Zaï zaÏ zaï zaï » Fabcaro, par sa capacité semblant si naturelle à jouer avec les clichés du voyage et à en extraire tout autre chose, « Gringoland » développe un étonnant sens de l’humour sur le fil, parvenant à mêler à la road farce débridée des notations subtiles, pointues et documentées (le plus souvent fort habilement, dans la trame, sans jamais céder au mini-essai inséré), à propos de géopolitique, d’économie et de société.

L’un des exemples les plus frappants de cette alchimie de routard géopolitique est sans doute la manière dont le narrateur analyse, à chaud et entre diverses agapes et courses amoureuses du côté du Chiapas, les succès et les échecs du néo-zapatisme, la figure du sous-commandant Marcos, le matois président mexicain Vicente Fox, et plus généralement la rouerie du capitalisme néo-libéral confronté sporadiquement à des formes inédites de résistance, qu’il apprend néanmoins toujours très rapidement à maîtriser et domestiquer. Un autre de ces exemples saisissants est certainement celui de l’analyse sociologique à chaud de la ville de San Francisco, et de la manière dont une de ses mouvances jadis progressistes s’y est aussi en partie étouffée dans la consommation, tandis que d’autres erraient entre culte des reliques et simple déboussolement face à des cibles trop mouvantes.

En un mot comme en mille, ils les ont bien baisés. Vicente Fox, le président, a retourné l’affaire comme une tortilla. Fox, premier président d’alternance régulièrement élu après soixante et onze ans de règne du parti-État, le PRI, qui est une grosse chose à la fois révolutionnaire et institutionnelle, un peu socialiste et un peu libérale, toujours nationaliste et conservatrice. Fox, qui a quitté son job de président de Coca-Cola Amérique centrale pour devenir président de la république du Mexique.
Les zapatistes ont gagné des touristes et n’empêcheront pas le plan Puebla-Panama. Un projet sur vingt-cinq ans, drivé par Washington, qui prévoit la construction d’autoroutes, de barrages hydro-électriques et de maquiladoras. Reconfiguration de l’Amérique centrale dans la modernité, création de milliers d’emplois. Et, accessoirement, expulsion de dizaines de communautés indigènes de leurs terres ancestrales. La forêt du Chiapas, son pétrole, son incroyable biodiversité, les quelques dizaines de Lacandons restants : privatisés.
Marcos pendant ce temps ? Il fait comme moi, il écrit des poèmes et les enfants meurent.
C’est pas de sa faute, il fait ce qu’il peut lui aussi. La contestation est dérisoire. Pourtant c’était marrant depuis Seattle 99. Nouveau monde, nouvelles luttes. Nouveaux espoirs. Un retour de flamme sur les cendres de la gauche. On crée des comités. On discute. On s’abonne à des journaux chiants. On manifeste en faisant la fête. C’est beau. On frémit d’espoir. Résultat ? Rien. Les tours s’effondrent et le monde reprend son cours. La contestation ne fait du bien qu’à ceux qui la pratiquent. C’est déjà ça.
Récapitulons.
Quelques bâtards anonymes et probablement incapables de citer une chanson de Bob Marley dictent le monde. Imposent notre nourriture, nos médicaments, nos vêtements, nos images. Coupent des arbres, pourrissent la planète. Privatisent les mots et les couleurs. Déclenchent des guerres. Mangent des enfants.
Complot mondial ? Non, méta-connerie.
Les funambules de la spéculation financière engloutissent des milliards qui ne leur appartiennent pas et les politiciens qu’ils financent sont-ils donc des monstres ? Même pas. La plupart sont sûrement de bons pères de famille sans intention de nuire, avec des sentiments, une morale et tout. Ce sont eux aussi les pantins d’une machine qui les dépasse.

Enlevé, rythmé, faussement cynique et aisément hilarant, ce « Gringoland » n’en offre pas moins, dans tous ses interstices, un très précieux sérieux à propos de ce monde global comme il va – pas très bien – et de l’intrication vertigineuse de nos impuissances individuelles et collectives (ouvrant d’ailleurs une mystérieuse correspondance avec certains des travaux de Philippe Vasset, par exemple) – et donne en effet très envie de se diriger d’un bon pas de lecteur vers les textes ultérieurs de Julien Blanc-Gras, comme « Touriste » (2011), « Paradis (avant liquidation) » (2013), ou encore le tout récent « Dans le désert » (2017), tous publiés chez Au Diable Vauvert.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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