Le choc de Katrina comme amplificateur de désarroi et bizarre révélateur pour des vies fragiles et dures.
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Pendant près de dix-neuf ans, Rose vécut avec une femme qu’elle connaissait à peine. Elles s’acquittaient de toutes les tâches parallèles qu’on peut attendre d’une vie partagée : Rose faisait la lessive en utilisant le détergent acheté par Gertrude à Walmart avec le coupon du dimanche. Gertrude déposait tous les quignons de pain durci dans une soucoupe ébréchée à côté de l’évier ; Rose rassemblait les restes rassis et les donnait aux oiseaux. Rose discutait souvent avec le facteur (pour qui elle laissait des sachets cadeaux remplis de cacahuètes bouillies et de noix de pécan caramélisées dans la boîte aux lettres cadenassée à Noël) et rapportait le courrier du jour ; Gertrude l’ouvrait. « Tu as encore gagné un million de dollars », annonçait Rose en laissant tomber le tas d’enveloppes sur la table de la cuisine, l’enveloppe plus épaisse de la cagnotte Prize Patrol placée bien en évidence sur le dessus, ce à quoi Gertrude répondait : « Aussi vrai que la Terre est ronde, je ne comprends pas comment font ces gens pour toujours avoir mes coordonnées. Jette-le à la poubelle, c’est de la pub. » Tard dans la nuit – après avoir fait sa toilette et s’être autorisée sa seule coquetterie en arrachant tout intrus gris de ses cheveux blond cendré, après s’être arrêtée pour écouter les ronflements de Rose s’échappant de la deuxième chambre à coucher – Gertrude récupèrerait le formulaire Prize Patrol dans la poubelle, le complèterait selon les instructions qu’elle parcourait deux fois et le glisserait dans son sac à main pour le poster depuis son bureau le lendemain.
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2005. Deux familles du Sud profond américain, réduites chacune à leur plus simple expression : une mère encore jeune et une fille arrivant à l’âge adulte. L’une est à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, l’autre est à Tuscaloosa, en Alabama, à 500 kilomètres de la première. Cilla la mère et Rosy la fille sont noires. Gertrude la mère et Rose la fille sont blanches. Plusieurs univers les séparent. Jusqu’à ce que les terribles hasards de la désolation apportée par l’ouragan Katrina et la fatalité d’un accident de la route créent une terrible trajectoire de collision pour les rapprocher in extremis.
Cilla avait pris l’habitude de se balader pieds nus tôt, dès qu’elle avait commencé à faire le ménage chez les autres. Elle apprit immédiatement à ne pas laisser de traces à l’intérieur, étant donné que cela ne ferait que lui compliquer la tâche. C’était tout du moins ainsi qu’elle le justifiait. Plus doux pour l’ego que la vérité : la population embourgeoisée au service de laquelle elle se trouvait préférait des domestiques sachant rester à leur place. Chaussures devant la porte de derrière. Résille sur les cheveux. Uniformes blancs amidonnés. Ces choses lui rendaient les journées plus faciles, mettaient un sourire détendu sur les visages blêmes dont elle s’occupait. Quand elle était chaussée, ils l’observaient avec méfiance, lui faisaient remarquer les taches qu’elle avait manquées, glissaient la petite monnaie dans leur portefeuille. Quand elle était déchaussée, ils lui proposaient un verre d’eau, prenaient des nouvelles de sa fille. La présence d’une femme noire aux pieds nus dans leur maison nourrissait chez les résidents du Garden District un sentiment de confort héréditaire, atavique.
Dans ce premier roman de 2015 (traduit en français en 2016 par Juliane Nivelt chez Gallmeister), après un récit de 2006 relatant son expérience dans le Peace Corps au Guatemala, l’Américaine Ellen Urbani a su distiller avec une extrême habileté ses connaissances de spécialiste psychologique des traumatismes et des situations d’urgence. En construisant son terrifiant télescopage de personnes et de trajectoires autour de l’impact de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans en 2005, elle a su à la fois éviter le recours permanent au pathos (elle désamorce volontairement la plupart des coups de théâtre possibles et de l’effet frissonnant de certaines coïncidences en les annonçant par avance pour les traiter ensuite par d’intenses et intelligents flashbacks), elle propose à la lectrice ou au lecteur une plongée maîtrisée dans l’extrême des circonstances, y incorporant les symboles et les notations politiques discrètes d’une manière que ne renieraient sans doute ni le Laurent Gaudé de « Ouragan » (2010), ni le Stanley Greene de l’ouvrage photographique « Katrina – An Unnatural Disaster » (2006), ni le Spike Lee du documentaire « When the Levees Broke – A Requiem in Four Acts » (2006), ni le Jeff Humphries du récit « Katrina, mon amour » (2008).
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Intriguée par leurs envolées créatives, Maya écouta un moment avant de suggérer :
– Et si vous coupiez les planches avec la hache tout simplement ?
Incapables de se distinguer dans l’obscurité, Cilla et Rosy parvinrent néanmoins à synchroniser leurs réponses :
– Quelle hache ?
– La hache qu’est dans le coffre ? répondit Maya.
– Quel coffre ? demanda Rosy.
– Celui sur lequel on est assises depuis ce matin, répondit Maya.
Incrédule, Rosy ne put retenir un gloussement. Cilla demeura silencieuse. Stupéfaite.
– Il y a une hache dans le coffre ? demanda Rosy.
– Bien sûr qu’il y en a une, s’indigna Maya.
– Comment ça « bien sûr » ? Qu’est-ce que fait une vieille dame comme toi avec une hache cachée dans l’coffre dans son grenier ?
– L’est là-haut depuis 1965.
– Et tu t’en sers pour…
– Rien. Y’a encore l’étiquette. J’en ai jamais eu besoin !
– Alors pourquoi t’as acheté une hache que t’as jamais utilisée ? demanda Rosy. Y avait une épidémie de meurtres à la hache en 65 ? Tu t’es dit que tu les prendrais à leur propre jeu s’ils entraient par ta fenêtre ?
– Non, p’tite maline. Je l’ai achetée passqu’ils ont dit qu’il le fallait.
– Ils ont dit…, Rosy laissa sa phrase en suspens, une question.
– Ils ont dit d’en acheter une après Billion-Dollar Betsy. Les digues se sont rompues, plein de gens ont été inondés. Comme je te l’ai déjà dit, y avait de l’eau dans ma cuisine. C’est la dernière fois qu’y a eu de l’eau dans ma cuisine ! (Cette phrase fut prononcée candidement, comme si Maya n’avait pas remarqué qu’elle parlait du haut d’un meuble retourné flottant dans son grenier.) Après ça, ils ont dit que tout le monde devrait avoir une hache dans son grenier. Et je suis quelqu’un d’obéissant.
Si Maya n’en fut pas consciente, l’ironie de sa formulation frappa Rosy :
– Si t’étais obéissante, tu serais au Texas, bien au sec, à l’heure qu’il est, marmonna-t-elle.
– D’accord. J’suis prudente.
Cilla parla enfin :
– Et tu nous l’as pas dit avant passque…
À l’instar de Rosy, elle n’énonça pas l’évidence, laissant le silence transformer sa phrase en question.
Maya explosa :
– J’allais pas laisser quelqu’un s’amuser à démonter ma maison à coups de hache rien que pour le plaisir !
– Voilà qui me paraît logique, murmura Cilla dans l’obscurité. Passque vous j’sais pas, mais putain, moi je m’éclate ici.
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Usant pleinement de la catastrophe naturelle et humaine à hauteur de femme, Ellen Urbani fait de Katrina, et plus particulièrement du comportement des personnes face à l’adversité, un révélateur puissant aussi bien du désarroi permanent – qui est le lot de la petite classe moyenne blanche (celle également si bien rendue, malgré son parti pris conservateur, par la série « Friday Night Lights », au Texas voisin) comme des Afro-Américains pauvres ou déclassés, face à un système si aisément impitoyable – que des tensions sociales et raciales, jamais enfouies suffisamment profondément, pouvant ressortir si facilement en situation de crise, qu’elle donne à vivre crûment autour des brutalités policières durant l’inondation, autour des aberrations commises avec le « refuge » du stade Superdome, ou autour du terrible incident de Crescent City (la police de la ville de Gretna y interdisant par les armes le passage aux réfugiés fuyant La Nouvelle-Orléans, à pied, par la dernière autoroute non inondée) – tensions omniprésentes si brillamment évoquées par ailleurs par le Lewis Shiner de « Les péchés de nos pères », en Caroline du Nord, ou par l’Attica Locke de « Marée noire », à Houston, à leur manière plutôt directe, ou encore par le Frank Smith de « Katrina – Isle de Jean Charles, Louisiane », à sa manière subtile et indirecte. Jouant des contrastes sans forcer son trait, Ellen Urbani parvient à glisser dans sa trame de magnifiques moments de solidarité spontanée, de bienveillances inattendues et d’humanité provisoire – pouvant évoquer la magnifique série « Treme », la musique en moins – qui viennent réchauffer à point les eaux glacées du lac Pontchartrain et du Mississippi, omniprésentes même en arrière-plan au fil de ces belles 280 pages.
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