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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Terrain vague » (Oliver Rohe)

La poésie dramatique et hallucinée de l’oubli bien commode, après la guerre civile.

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Souvent il m’arrive de venir dans cette pièce et de regarder la mer. Depuis ce fauteuil et en louvoyant entre les immeubles autour je n’ai pas grand-peine à la voir : cette vue est à peu près tout ce qui me reste. En passant mes journées dans cette pièce et en regardant bêtement la mer à travers la fenêtre j’ai la certitude d’avoir existé. Ici je me dis que j’ai peut-être eu un passé une histoire une vie et c’est déjà beaucoup. Pendant que cette ville en dessous change radicalement de visage et que rien ne semble ralentir sa refonte complète je pense détenir ici, parmi ces murs toujours inchangés et immobiles, comme insensibles à l’écoulement stupide et aveugle du temps, la preuve irréfutable de mon passage. Voilà pourquoi je monte aussi souvent que possible m’asseoir sur ce fauteuil et pense à ces années-là et me dis que tant que ces murs résisteront le temps n’aura absolument aucune espèce d’importance. Quoique.

Publié en 2005 aux éditions Allia, deux ans après « Défaut d’origine », le deuxième roman d’Oliver Rohe s’inscrit doucereusement au milieu des décombres matériels et psychologiques d’une guerre, dont les indices disséminés ça et là feront émerger sans doute toutes les caractéristiques d’une guerre civile, particulièrement acharnée. Survivant et vaincu, le narrateur témoigne d’une curieuse nostalgie geignarde, profondément désabusée, qui commence sans alerter la lectrice ou le lecteur, mais qui se dévoile progressivement comme celle d’un perdant peut-être pas tout à fait comme les autres.

Je ne rends visite à personne. Je ne supporterais pas de les voir tous si amoindris et méconnaissables. On les traite aux électrochocs et on les gave de médicaments. De temps en temps, dans une sorte d’élan de sympathie inexplicable, quand il fait beau, on leur tend des crayons de couleur et des feuilles blanches pour qu’ils y consignent leurs angoisses. Au terme de l’exercice ils finissent toujours par manger leurs fournitures. Tous mes amis internés ont définitivement perdu la tête et sont retournés en enfance. Une enfance abrutie et sans avenir. Ils ne sortiront jamais de là où ils sont c’est acquis. Que viendraient-ils faire dehors ? Constater que leur monde a disparu et que leurs vies ne se réduisent, comme la mienne, qu’à un fatras de souvenirs insaisissables ?

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Beyrouth

Cette étonnante poésie de la ruine et des décombres pourrait évoquer certaines tranches du corpus post-exotique, mais on ne trouvera dans ces 60 pages nul humour du désastre, nul pied-de-nez du vaincu égalitariste au destin carcéral : le narrateur d’Oliver Rohe ressasse, en toute innocence, réelle ou affectée, un tout autre passé que celui des combattants et fantômes célébrés par Antoine Volodine, Lutz Bassmann ou Manuela Draeger.

J’ai conscience de revivre la même journée depuis des mois. J’arrive à l’aube sur mon ancien lieu de travail en ruine et n’en repars que très tard dans la nuit. Cette régularité je le sais morne et inutile est un des rares liens que je maintiens avec ma vie d’avant. Je ne vois pas pourquoi ni comment je pourrais m’en défaire. Il n’y a presque plus que ce trajet et je ne suis plus très ambitieux. Jusqu’à quand tiendrai-je le coup – et que me voulait cette affreuse femme en noir ? Le martèlement. Le soleil. À présent la pièce est partiellement quadrillée de rayons de soleil et à quelques encablures de l’immeuble, derrière une station essence laissée à l’abandon depuis des années, des marteaux piqueurs – combien sont-ils ? trois ? quatre ? combien ? – dépècent bruyamment le bitume. La rumeur d’en bas commence de grimper jusqu’à ma fenêtre. Un lierre hostile. Sans doute estiment-ils qu’il est temps que je m’en aille. Que je vide les lieux et que je m’enterre quelque part. Qui était ce jeune homme dont elle tenait la photographie ? Pourquoi me la tend-elle tous les matins ?

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Sarajevo

Grâce à l’écriture à la fois acharnée et hypnotique d’Oliver Rohe, la lectrice ou le lecteur sentira poindre peu à peu, sous les décombres de la mémoire, toute la férocité qui caractérise les luttes fratricides, idéologiques, religieuses ou opportunistes, celle que rappelle singulièrement, philosophiquement et sans effets spéciaux, Ninon Grangé dans ses excellents « De la guerre civile » (2009) et « Oublier la guerre civile ? » (2015).

Je suis dans ma pièce dans ma petite pénombre et ne peux que regretter toutes ces années où nous étions rois. Nous étions quelques-uns à survivre – à nous épanouir même – dans un monde malade. Nous partions dès la tombée de la nuit pour des rondes qui souvent ne s’achevaient qu’aux aurores parmi les ruines et sous des averses ininterrompues, embarquant dans nos voitures déglinguées des passants choisis au hasard. À l’époque j’avais dix-neuf vingt ans j’avais une vie. Des visages défilaient devant mes yeux s’offraient à mes mains. Des postures et des expressions exceptionnelles. En écoutant Mahler de surcroît. Qu’est devenu le souvenir autrefois si précis autrefois si prégnant de ces visages ? Nous roulions à vive allure et dans le dédale d’une ville sans lumières, en rond en rond pour vite nous étourdir, nous et nos passagers désignés au hasard. Nos nuits de travail ne prenaient fin qu’au petit matin et nous longions ensuite paisiblement le littoral avant de céder au sommeil. Personne ne parlait tout le monde ou presque jouissait du silence.

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Kigali

Bien loin en effet des perdants magnifiques des barricades post-exotiques, bien loin aussi des vaincus n’ayant peut-être pas dit leur dernier mot de « Bara Yogoï », ce narrateur au vacillement mémoriel si pratique renvoie en effet bien davantage à la Villa Grimaldi, au Londres 38, à Venda Sexy, à l’Ecole de Mécanique de la Marine ou encore à la Radio des Mille Collines, si grande génératrice de barrages et de carrefours sacrificiels.

Je ne peux pas continuer à vivre parmi ces murs jaunes mes souvenirs agonisants. Seul dans un bastion assiégé au milieu du boucan. Je ne tiendrai pas longtemps. Ils finiront bien par le raser mon immeuble encombrant. C’est dans leur plan. Je ne suis pas dupe. Il est même prévu que sur les cendres de mon refuge ils construisent une Place des Martyrs. Une place bien propre pour qu’on n’en parle plus. Pour que le souvenir des gens de mon espèce marginale soit définitivement balayé.

Soixante pages d’une rare puissance pour évoquer la dissolution du souvenir par un angle inattendu, donner un sens renouvelé et comme raffermi au devoir de mémoire, et relativiser les réconciliations nationales lorsqu’elles sont d’abord et avant tout soutenues par les intérêts économiques qui aiment tant le calme, après la tempête.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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