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Notes de lecture 2011

Note de lecture : « De la guerre civile » (Ninon Grangé)

Extrait d’une thèse philosophique incisive et fouillée sur un sujet toujours plus brûlant…

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Incisif extrait de 315 pages, publié en 2009, d’une thèse de philosophie soutenue en 2003, ce « De la guerre civile » de Ninon Grangé, désormais maître de conférences en philosophie à Paris VIII, renvoie à l’un des plus ambitieux et des plus sérieux projets actuellement conduits par de jeunes chercheurs en Europe, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de proposer une authentique investigation de la notion philosophique de guerre, à travers la résonance avec le véritable « point aveugle » en la matière que constitue le concept de « guerre civile ».

« La vertu d’une reprise de la réflexion avec, pour point de départ, la guerre interne à une entité politiquement constituée, réside dans la remise en question des fondements de la pensée traditionnelle sur la guerre et rencontre une solution radicalement philosophique prenant racine dans la critique de la prééminence de la notion de guerre sur celle de guerre civile. Le rapprochement de la guerre interne et de la guerre externe projette deux aspects d’une même forme. Triple avantage de l’approche par la guerre civile : pas de calcul des forces, pas de stratégie homologuée, pas de droit de la guerre civile, promue image de la guerre dans sa nudité. Mais surtout l’étude de la guerre civile révèle que la guerre en général, donc les guerres étrangères, ne répondent pas aux cadres qui leurs sont fixés abstraitement, ne rentrent pas dans les limites prédéfinies. Les relations, masquées par une conception de la guerre interétatique comme activité normale de la cité, sont très visibles dans la guerre interne. Les mêmes relations sont sous-jacentes dans la guerre étrangère, exacerbées dans la guerre interne. La seule différence est que la guerre étrangère est susceptible d’être juridiquement définie à l’avance alors que cela est impossible pour une guerre interne. La nécessité de réguler la guerre s’avère impossible pour une guerre dans une cité divisée. Rien ne dit pour autant que les limites à la guerre étrangère sont effectives. »

walzer

En interrogeant avec une précision méticuleuse Thucydide et Cicéron, l’auteur dégage, au-delà du travail de Nicole Loraux, l’importance cruciale de la notion grecque de « stasis », et met en relief la peur profonde que suscite, à la racine de nos systèmes politiques, le « bellum civile ». En convoquant avec habileté Machiavel et Carl Schmitt, la facticité des tentatives de juridisation et de définition des « guerres justes » des Augustin, Thomas d’Aquin, Vitoria, puis Grotius, Pufendorf et Vattel, devient manifeste – comme un puissant écho au travail de Michael Walzer (« Just and Unjust Wars », 1977), renvoyant au passage dos à dos les constructions « naturelles » de Hobbes comme de Rousseau. En utilisant avec audace la méthode de comparaison an-historique, avec l’étude des phénomènes à l’œuvre dans les guerres de la Révolution française, la guerre de Sécession, la guerre d’Algérie, la guerre d’Espagne, la Commune de Paris et les débuts de la guerre du Péloponnèse, puis en les passant, avec Carl Schmitt à nouveau, au filtre de la nécessaire définition de « l’ennemi », l’auteur met en exergue le contenu irréductible de « fiction politique » à l’œuvre dans la définition de la cité et de la justice, et le polymorphisme permanent du phénomène guerrier.

« Se dévoile ce que la cité ne dit pas à travers les discours, les institutions, à travers les réponses à la guerre déclenchée. Avec la remise en cause de l’opposition radicale entre guerre étrangère et guerre interne, le politique révèle ses sous-jacences alors qu’il est d’ordinaire appréhendé par les signes, les manifestations, les éléments, les artifices de la cité rationnelle, cohérente, et suffisante. La guerre, avec l’ombre fantomatique de la guerre civile toujours possible, avec la guerre interne comme concept archaïque, transperce la façade bien construite de la cité pour en exhiber les fondations invisibles, ce qui est avant la belle ouvrage, ce qui stagne dans les mythes, les peurs, les contradictions, derrière le sacré et l’aspiration au lumineux ordonnancement politique. Il ne s’agit pas du négatif et du positif, du refoulé et de l’assumé, mais de la composition multiple du politique qui vient aussi, en partie, expliquer les réactions d’une cité en crise. »

grangé

Une remarquable démonstration de l’apport permanent de la philosophie, à son meilleur, à la société : volontairement inactuelle, mais jamais intempestive, l’interrogation conduite par Ninon Grangé résonne profondément avec nombre de développements politiques de ces dernières années (ex-Yougoslavie, Rwanda, Irak, Afghanistan), et même de ces derniers mois (Côte d’Ivoire, Tunisie, Libye, Syrie).

Investigation certes exigeante, parfois ardue, qui comblera néanmoins le lecteur patient – même relativement profane -, en lui donnant in fine le précieux sentiment de mieux comprendre le lien structurel et immémorial entre politique et guerre, et donc de mieux saisir le sens de l’action – ou de l’inaction – de chacun dans les phénomènes belliqueux, résistants et libérateurs.

On peut entendre Ninon Grangé à ce propos sur France Culture, ici, lors d’une série des « Nouveaux chemins de la connaissance » consacrée à « L’art de la guerre » en 2011.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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