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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Marée stellaire » (David Brin)

Grandeur et péril de l’accès au voyage spatial dans une galaxie claustrophobique aux nombreux fanatiques survitaminés.

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RELECTURE

Marée stellaire

Publié en 1983, couronné la même année par le triplé des plus grands prix mondiaux de science-fiction (Hugo, Nebula et Locus), traduit en français en 1986 par Gérard Lebec chez J’ai Lu, le deuxième roman de l’ex-professeur d’astrophysique David Brin contribua très significativement à l’époque à ce qui fut perçu comme un « renouveau du genre », terme dont cette branche de la littérature, cyclique en diable en termes de reconnaissance et de popularité, n’est toutefois pas avare, en associant étroitement aventure spatiale de type « space opera » et spéculation scientifique de type « hard science », en l’insérant dans une toile de fond à la fois de grande ampleur, minutieusement agencée, et se prêtant à une certaine poésie inventive même sans prouesse spéciale d’écriture. Souvent associé dans cette direction, de manière pas toujours très convaincante, à Greg Bear (« Eon », 1985) et à Gregory Benford (« À travers la mer des soleils », 1984), pour l’utilisation ludique et néanmoins opératoire de la science dans ses œuvres, il annonçait peut-être surtout, aux côtés d’un Iain M. Banks (« Une forme de guerre », 1987) travaillant depuis l’angle opposé du terrain, la floraison du « nouveau space opera », sensiblement plus riche, plus complexe et plus ambitieux que ses prédécesseurs des années 1940-1960, avec des auteurs tels que, entre autres, Paul McAuley, Vernor Vinge, Peter F. Hamilton, Alastair Reynolds ou Stephen Baxter.

Roman qui a tout pour plaire aussi aux adolescents ou aux « jeunes adultes » (cette curieuse catégorie marketing que le genre SF a explorée bien avant qu’elle n’existe « officiellement »), il continue à trôner, à la quatrième lecture en trente ans, parmi mes vingt ou trente préférés.

Dans cet univers gigantesque aux myriades de civilisations, nulle espèce n’accède « normalement » à la pleine sapience sans avoir été « élevée » (à prendre ici en termes d’ « élévation » – nom d’ailleurs donné à l’ensemble de son cycle romanesque par David Brin – plutôt qu’en termes d’ « élevage », même si, pour certaines espèces plus cyniques ou plus cruelles que d’autres, la distinction semble quelque peu illusoire), génétiquement manipulée et entraînée pour développer les caractéristiques nécessaires à sa pleine réalisation et au voyage spatial. Dans ce paysage codifié à l’extrême depuis des centaines de millions d’années, l’apparition soudaine des Humains sur la scène, sans « patron », protecteur ou propriétaire, qui les aurait ainsi développés, est un coup de tonnerre, qui, bien des années après, demeure un véritable affront pour certaines espèces galactiques particulièrement religieuses, bornées, conservatrices ou fanatiques. Et ajoutant l’insulte à l’outrage, ne voilà-t-il pas que cette espèce sans maîtres en a d’elle-même déjà développé (immense source de prestige au sein du concert galactique) trois autres, néo-chimpanzés, néo-dauphins et néo-chiens, leur donnant très vite une autonomie bien rarement observée dans les annales en un aussi court laps de temps.

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Lorsqu’un vaisseau terrien d’exploration à équipage principalement néo-dauphin tombe par hasard, à l’écart des routes fréquentées, sur une immense flotte abandonnée qui pourrait bien être celle des mythiques « Progéniteurs », ancêtres disparus ayant – dit-on dans bien des cercles religieux – « élevé » les premières espèces, un rugissement de colère et de convoitise traverse toute la galaxie, et des dizaines de civilisations parmi les plus puissantes, les plus avides et les plus fanatiques se précipitent à la poursuite du malheureux vaisseau terrien pour lui arracher le secret de la localisation de cette flotte, à l’existence imprudemment révélée « en clair ».

Le Streaker se traîne comme un chien sur trois pattes.
Hier, nous avons pris le risque d’effectuer un bond en surmultiplié afin de mettre une certaine distance entre nous et les Galactiques lancés à notre poursuite. L’unique bobine de probabilité qui ait survécu à la bataille de Morgran n’a cessé de gémir et de râler mais elle a finalement consenti à nous relâcher ici, dans le puits de basse gravité d’une naine de classe II nommée Kthsemenee.
En orbite autour de cette étoile, la Bibliothèque ne mentionne qu’un seul monde habitable, la planète Kithrup.
Et je suis indulgente en la qualifiant d’habitable… Tom, Hikahi et moi sommes restés plusieurs heures à discuter avec le commandant pour chercher une solution de rechange mais, en fin de compte, Creideiki n’a pu faire autrement que de nous y conduire.
En tant que médecin, je ne suis pas sans redouter les insidieux périls que recèle cette planète mais Kithrup est un monde aquatique, et notre équipage presque entièrement composé de dauphins a besoin d’eau pour être en mesure de se mouvoir autour du vaisseau afin de le réparer. Par ailleurs, la richesse de ce monde en métaux lourds devrait nous permettre d’y trouver les matières premières qui nous sont nécessaires. (Prologue – Extrait du journal de Gillian Baskin)

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Le symbole de la Bibliothèque Galactique.

Toute l’habileté de David Brin dans ce roman fondateur de son travail (« Jusqu’au cœur du soleil », écrit trois ans plus tôt et techniquement premier tome du cycle de l’Élévation, souffrait trop de son huis clos et de ses scènes d’exposition, justement) aura été de mixer étroitement un roman d’aventure et de découverte planétaire à une vaste bataille spatiale, jouée par superbes fréquents changements de point de vue entre les diverses espèces extra-terrestres engagées dans l’affrontement, en évitant le piège des descriptions superflues et en se contentant de faire saisir, ou deviner, au lecteur l’altérité plutôt radicale de certaines forces en présence, dans la meilleure tradition du genre lorsqu’il ne tombe pas entre les mains d’atroces tâcherons.

Sur un vaisseau, au centre d’une flotte entière de vaisseaux, se déroulait un processus négateur.
De gigantesques croiseurs se répandaient par une déchirure de l’espace et se laissaient choir vers la minuscule brillance d’un soleil rouge non répertorié. Un par un, ils sourdaient de la lumineuse larme et, avec eux, s’immisçait la lumière diffractée d’étoiles assistant à leur départ, à des centaines de parsecs de là.
Il existait des lois qui auraient dû interdire de telles choses. Ce tunnel constituait un moyen anormal de passer d’un lieu dans un autre. Nier l’ordre naturel et appeler à l’existence pareille brèche dans l’espace réclamait une volonté extraordinairement puissante.
L’Episiarche, dans son radical rejet de Ce Qui Est, avait suscité pour ses maîtres tandus ce passage qui restait ouvert par l’indéfectible pouvoir de son ego – par son refus de faire la moindre concession à la Réalité.
Après le passage du dernier astronef, l’Episiarche fut distrait à dessein, et le trou s’affaissa sur lui-même dans la violence d’un fracas inaudible. En l’espace de quelques secondes, il devint impossible en l’absence d’instrument précis de détecter qu’il avait jamais existé. L’outrage aux lois de la physique avait été gommé.
L’Episiarche venait pourtant de permettre aux Tandus de transférer leur armada aux abords de l’étoile constituant leur objectif, avec une nette longueur d’avance sur les autres flottes qui se disputaient le droit de capturer le vaisseau terrien. Des impulsions de louange furent émises vers les centres de plaisir de l’Episiarche, et la créature hurla de gratitude en faisant onduler l’épaisse fourrure de sa grosse tête.

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Du coup, la patiente réflexion autour de l’élévation elle-même, mêlant le point de vue de quelques humains membres de la mission, d’un chercheur néo-chimpanzé résolument du type « professeur Nimbus », et de nombreuses saisissantes individualités delphiniennes, parvient presque complètement à s’intégrer au récit et à résister à la tentation des discours et des essais. Baignant avec élégance dans un climat où l’on devine les traces d’ « Un animal doué de raison » (Robert Merle, 1967) qui, bien que durement critiqué par Joanna Russ à sa sortie en anglais en 1969, eut un certain retentissement parmi les lecteurs américains de science-fiction, « Marée stellaire » se permet un immense luxe derrière lequel percent à chaque chapitre l’œil pétillant de David Brin et son sourire charmeur : l’usage joueur, par les dauphins eux-mêmes, d’un langage ternaire évolué ressemblant à s’y méprendre à un assemblage de haïkus japonais, dont ils ne se privent pas de le teinter de poésie et d’ironie chaque fois que nécessaire.

Keepiru le constant
Ferme comme un récif
Au point qu’il défie l’orque
Sah’ot, caméléon
Qui s’arrange de tout
Qui tant ressemble à l’homme
Dans la noire tempête
Votre contraste seul
Me dirait qui vous êtes !

Un grand roman qui, malgré sa simplicité apparente, résiste à chaque relecture pour s’affirmer comme toujours aussi décisif, à la charnière d’époques du genre et de manières d’intriquer le récit et la spéculation scientifique.

Pour acheter le livre chez Charybde, en neuf c’est ici, en occasion c’est .

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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