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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Superluminal » (Vonda N. McIntyre)

De l’autrice justement célébrée du « Serpent du Rêve », un space opera de 1983, minant le roman d’aventures conquérantes de l’intérieur, de sa sensibilité subversive et subtile.

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Superluminal

Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur.
Après l’opération, Laena Trevelyan passa, dans une demi-inconscience, une période qui lui parut interminable, les somnifères masquant la douleur, maintenue dans une sorte d’insensibilité tandis que les médicaments accéléraient la cicatrisation. Ceux qui la surveillaient ignoraient qu’elle aurait préféré rester éveillée pour mettre fin à l’incertitude. De sorte qu’elle somnola d’un sommeil léger, attirée vers la conscience, repoussée, vivant dans un monde de cauchemar. Son esprit engourdi sentait le danger, mais se révélait incapable de la protéger. Trop souvent, elle avait été contrainte de dormir en présence du danger. Elle aurait préféré la douleur.
Un jour, Laena se réveilla presque : elle découvrit le blanc stérilisé des murs et du plafond, identifia indistinctement, avec lenteur, ce qu’elle aperçut. La lueur verte des moniteurs de contrôle recouvrait son épaule, par-dessus les draps rugueux. Collées avec du ruban adhésif, des aiguilles griffaient les nerfs de son bras. Elle prit conscience de bruits et entendit le battement sourd d’un cœur.
Elle voulut pousser un cri de colère et de désespoir. Sa main gauche était lourde, léthargique, indifférente aux ordres, mais elle réussit à la déplacer. Sa main rampa comme une araignée, atteignit son poignet droit et palpa maladroitement les aiguilles et les cathéters. Un courant d’air balaya la pièce lorsque la porte s’ouvrit. Une voix douce et une caresse tendre lui firent des reproches, augmentèrent le débit des sédatifs et, cruellement, la firent retourner dans son sommeil. Une larme perla au coin de son œil et glissa dans ses cheveux lorsqu’elle plongea à nouveau dans ses cauchemars, accompagnée par le contrepoint de cette rythmique humaine essentielle, le battement d’un cœur, qu’elle espérait ne plus jamais attendre.

Laena, qui en a les rares capacités physiologiques, vient de subir l’opération complexe qui lui permettra de devenir pilote interstellaire, et de rejoindre cette caste fermée si essentielle à l’économie politique globale de la sphère dominée par les Terriens, à travers les replis de l’espace-temps encore si largement inconnu. Orca est une équipière, participant aux vols spatiaux, mais ne pouvant pas piloter. Elle est aussi (et peut-être surtout, quoi qu’elle s’en défende âprement) une plongeuse, membre d’une espèce humaine en évolution volontaire incessante pour toujours mieux s’adapter aux océans et à la compagnie des baleines, des dauphins et des orques. Radu est également un équipier, totalement débutant, originaire d’une planète dévastée par une épidémie, dont il est l’un des très rares survivants. Voici les trois protagonistes principaux d’un jeu de billard aux nombreuses bandes, où la découverte fortuite d’un pouvoir qui ne devrait pas exister, permettant l’accès à l’espace-temps sans les monstrueuses contraintes du pilotage, pourrait faire trembler les fondations même du système politico-économique et révolutionner l’approche des dirigeants terriens vis-à-vis de l’espace et de leurs propres populations, peut-être.

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Cependant, Radu n’avait pas envie de retourner sur Terre. Il pouvait y passer sans débarquer, bien sûr, et s’engager aussitôt sur un autre vaisseau. Mais ce changement imprévu de destination rendait la précipitation de son départ assez ridicule.
Radu jura à voix basse. Il avait trop peu d’ancienneté pour se plaindre, à supposer que se lamenter après coup lui serve à quoi que ce soit.
Le profit potentiel était la seule raison du changement de but, cela était tout à fait clair. Mais le journal de bord n’indiquait ni la nature de la cargaison, ni quel type de mission justifiait le coût supplémentaire.
Radu vérifia leur destination et, pou=r s’entraîner, chercha une meilleure orbite. Il savait que le pilote avait déjà optimisé tout ce qui avait besoin de l’être. Le pilotage, comme les mathématiques, était un art autant qu’une science. Radu n’avait jamais cherché à s’abuser sur ses talents de mathématicien. Il voyait ce que tout le monde était en mesure d’observer ; il utilisait les paramètres que tout le monde connaissait. Pénétrer, au-delà, dans l’originalité et l’intuition mathématiques, ne faisait pas partie de ses aptitudes. C’était un bon homme d’équipage, mais, sur de nombreux plans, il n’avait pas les qualités d’un pilote et ne les aurait jamais.
Il regagna le carré de l’équipage. C’était un salon confortable, une paroi était occupée par des plantes, les autres peintes en couleurs vives. Sans avoir vérifié – mais scrutant malgré tout les moniteurs, par habitude – Radu constata que les systèmes de contrôle de l’environnement fonctionnaient correctement. Bien que la circulation de l’air soit optimale, la teneur en oxygène était toujours légèrement plus importante près des plantes. Il vaporisa de l’eau sur les feuilles ressemblant à des fougères, puis fit du café. Il avait été chargé de la cuisine, une fois de plus, mais cela lui plaisait et il n’avait jamais compris pourquoi cette tâché était attribuée par défaut.
Il vérifia les réserves de nourriture, qui étaient convenables, sinon alléchantes. Si leur retour était aussi précis que leur arrivée, Radu n’aurait que quelques repas à préparer, et il pourrait utiliser des produits frais pour chacun d’entre eux.
Seul le pilote avait indiqué ses goûts et ses allergies. Vassili avait établi une longue liste d’aliments qu’il refusait de consommer. Cette exigence réduirait les repas à la fadeur, sauf si Radu préparait deux versions de chaque plat.
Il fit cuire un ragoût commun que chacun pourrait assaisonner selon son goût. Puis il se servit une rasse de café et retourna au salon attendre que les autres reprennent connaissance.

En 1983, à une époque où l’aventure spatiale science-fictive est justement menacée d’obsolescence sous le poids de ses clichés scientistes, simplistes et masculinistes hérités sans guère de modifications structurelles d’un « âge d’or » qui accuse bien alors ses quarante ans, un renouveau se dessine, qui redonnera un souffle puissant à une rêverie nécessaire, dans laquelle le politique peut se faire plus subtil et plus intéressant que dans le space opera militariste qui se prépare pourtant à déferler, profitant du gigantesque pas en arrière scénaristique représenté par le succès planétaire de « Star Wars » à l’écran (recul que la vague cyberpunk soulignera à sa propre manière en pratiquant son art affûté du contrepied).

Dans ces années où sévissent par exemple les redoutables Jerry Pournelle et Larry Niven, d’autant plus redoutables qu’ils ne sont bien entendu pas exempts de qualités, avec leur série militariste « La paille dans l’Œil de Dieu », démarrée en 1974 (que David Drake et SM Stirling à partir de 1979 ne feront au fond que développer, renouveler et amplifier pendant bien des années, en cultivant le détail des armements et des tactiques), où la grande C.J. Cherryh hésite encore entre les très classiques « Chanur » et les pré-révolutionnaires « Forteresse des étoiles » de 1981 et « L’Opéra de l’espace » de 1983, qui partagent d’ailleurs plus d’un élément de contexte avec « Superluminal » (et qui amèneront ainsi son chef-d’œuvre de 1988, « Cyteen »), et où Fred Pohl, se souvenant qu’il fut le co-auteur du somptueux brûlot « Planète à gogos » en 1953, laisse toutefois osciller son cycle célébré de « La grande porte », commencé en 1977, entre deux eaux politiques et thématiques, il faut un certain courage à Vonda Mc Intyre, même tout auréolée du succès public et critique de son « Serpent du rêve » de 1978 (couronné par les prix Hugo, Nebula et Locus, et à lire sans attendre si ce n’est déjà fait, naturellement – Mnémos devrait incessamment rééditer cet indispensable, inexplicablement épuisé en France), pour proposer ce space opera subversif, où l’étoffe des héros, pilotes spatiaux indomptables et sacrificiels dopés à une adrénaline et un orgueil dignes de « Top Gun » (1986), l’humour et l’autodérision en plus, se dissout savamment et subtilement dans les contradictions discrètes d’une société faussement ouverte se découvrant des ennemis qui n’en sont pas vraiment – mais qui ne souhaitent visiblement pas jouer le jeu, in fine, de son capitalisme scientifique et marchand, lui préférant la joie pure de l’exploration (ce dont se souviendra la Becky Chambers de « Apprendre, si par bonheur ») et la fréquentation en toute sagesse de frères vivants des profondeurs (David Brin, déjà engagé dans son cycle exceptionnel de l’Élévation avec le modeste « Jusqu’au cœur du soleil », le portera au sommet, justement, avec son « Marée stellaire » de 1983, produisant lui aussi, avec le succès que l’on sait, une formidable synthèse ambiguë de l’ouverture galactique et de l’exploration de soi).

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« Qu’est-ce que les wyunas ? demanda Radu.
– Viens, je peux sans doute t’en montrer. »
Atna le guida dans une forêt bordant le champ. Un chemin traversait un terrain marécageux entre d’énormes fougères arborescentes. Radu le suivit sur la faible pente conduisant sur le versant opposé d’une étroite vallée. Le chemin devint plus sec et les fougères moins hautes, mais les feuilles se trouvaient toujours bien au-dessus de sa tête. Il heurta une tige épaisse et un déluge de gouttelettes d’eau s’abattit sur lui.
Atna, entre les branches, observa une clairière.
« Bien, dit-il, ils n’ont pas encore fait la récolte dans cette plantation. » Il écarta les fougères et fit passer Radu devant lui.
Il eut l’impression d’entrer dans une forêt hivernale après une tempête de neige. Les branches nues des arbres avaient l’éclat du diamant. Radu suivit Atnaterta dans la forêt de glace jusqu’au moment où ils furent entourés exclusivement de noir et d’argent.
Les feuilles pourrissaient sur le sol mais l’écorce des arbres était couverte de milliers de sphères transparentes, de la taille d’une bille, dont l’intérieur comportait des motifs complexes de boucles et de volutes dues à une pousse chaotique. Elles étaient toutes légèrement différentes, comme les flocons de neige ou les empreintes digitales.
Les arbres chantaient si subtilement que leur murmure, provoqué par le vent, n’était perceptible que parmi les cristaux scintillants. Atna en cueillit plusieurs à l’extrémité d’une branche et les donna à Radu. Ils diffractaient la lumière du soleil en centaines d’arcs-en-ciel minuscules qui scintillaient parmi les arches et les prismes.
« Est-ce que ce sont des graines ? »
Atna rit.
« À dire vrai, ce sont plutôt des verrues. Des verrues végétales. C’est une chose sur laquelle nous n’avons pas l’intention d’insister dans notre publicité. Elles ne sont pas nocives, bien sûr… Il faut adapter et sensibiliser l’organisme hôte, sinon les wyunas ne se développent pas. Mais « verrues végétales » n’est pas un nom esthétiquement très séduisant.
– Tu as raison. « Wyuna » est meilleur. Mais à quoi servent-ils ?
– C’est notre production pour l’exportation. Il nous en fallait une, alors nous l’avons inventée. »
Radu acquiesça. Crépuscule exportait le bois de ses forêts d’altitude. Mais Nghtunnulun avait été terraformée. Au départ, c’était une exoplanète morte. Tout ce qui poussait à sa surface avait été importé de la Terre ou bien adapté artificiellement sur place.
« Je veux dire : à quoi les utilise-t-on ? »
Il imagina une fonction électronique complexe qui ne pouvait être obtenue que par la manipulation enzymatique de la matière afin de créer des structures si délicates et précises que la technologie mécanique ne pouvait les réaliser.
« Les utiliser ? Ils n’ont pas d’utilité. Ce sont des bijoux, si tu veux. Ils sont décoratifs. C’est ce type de produit qui convient au commerce avec la Terre.
– Oh… »
Radu fut vaguement déçu. Des composants électroniques seraient tous semblables. Il aurait dû y penser. Chaque wyuna était unique : le succès récompensait tout ce qui était unique, sur Terre. Pratiquement tous les produits importés avaient des fins décoratives. Le bois exporté par la planète d’origine de Radu était magnifique, mais il pouvait aussi servir des objectifs utilitaires. Cependant, à la connaissance de Radu, lorsqu’il arrivait sur la Terre, il était transformé en babioles sans intérêt.

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Publié en 1983, donc, traduit en français au Club du Livre d’Anticipation en 1986, par Daniel Lemoine, réédité désormais chez Mnémos (en juin 2022, la traduction ayant été révisée par Olivier Bérenval), « Superluminal » mérite bien davantage qu’un détour, et dégage une pertinence fort contemporaine à bien des égards, malgré une écriture pouvant sembler au premier regard légèrement datée.

Cette actualité ne vient pas tant sans doute de ses quelques jolies prémonitions (les spams hantant l’univers du courriel sont particulièrement savoureux, il est vrai) ni même de son féminisme « de deuxième génération » (proche par bien des aspects de celui observable à peu près à la même époque chez Ursula K. Le Guin, dans l’évolution du formidable personnage de Tehanu entre 1970 et 1990 plus encore que dans la remarquable « Main gauche de la nuit »), plus subtil et rusé que celui développé par exemple par Joanna Russ, pour rester dans le champ science-fictif, mais peut-être de cette capacité à imaginer une emprise capitaliste qui n’a nul besoin de recourir à la franche dystopie, et qui ne se réduit pas à la « méchante entreprise occasionnelle » (même si on ne pourra que songer à certains moments aux scènes introductives de l’« Alien » de 1979, à bord du Nostromo, aux camionneurs de l’espace et au rôle de la Weyland-Yutani Corporation), pour en saisir à la fois les pièges consuméristes et fashionables, ainsi que les caractéristiques systémiques, avec avantages et inconvénients, et les modalités de résistance qui peuvent en découler, de manière individuelle aussi bien que collective, en sachant être parfois fortement inattendues – formes de résistance qui se décanteront par la suite dans la science-fiction, par des voies souvent souterraines, pour irriguer par exemple jusqu’aux cultures high-tech libertaires et néo-féministes des « Caryatids » (2009) de Bruce Sterling.

« Superluminal » n’est ainsi pas seulement un moment-clé, trop négligé généralement, de l’histoire de la science-fiction contemporaine, il est aussi un roman rusé de résistance insidieuse aux normes dominantes, et d’imagination dans l’affirmation de ses alternatives possibles, dans lesquelles l’amour joue un rôle non anecdotique – ce qui devrait nous dire quelque chose aujourd’hui plus encore qu’en 1983.

Orca fit surface dans un jaillissement d’eau, et entra en communication avec Harmonie. Elle fut obligée d’utiliser un satellite pour faire passer la communication par-dessus les chaînes montagneuses, mais la langue véritable s’adaptait bien aux ondes radio et personne ne pouvait déchiffrer le dialecte de sa famille.
Sa mère répondit.
[Allô, chérie, dit-elle, mêlant le français à la langue véritable, comme cela se pratiquait parfois dans sa famille. Où es-tu ?]
[À mi-chemin de chez nous, répondit Orca. Avec Mark.]
Elle ajouta le nom de son frère en langue véritable. Leur mère rit, comprenant, grâce à la construction que le frère d’Orca avait adopté un nom de surface, et comprit aussitôt la plaisanterie. Elle aussi aimait regarder L’Homme de l’Atlantide.
[Les bulletins d’information sont inquiétants, ma chère petite fille, et ce que l’on raconte l’est encore plus. Quelle est la part de vérité ?]
[Pour une fois, ce qui est réellement arrivé est encore plus passionnant, répondit Orca. Je t’expliquerai cela en rentrant. Il est possible que mon équipier vienne chez nous. A-t-il appelé ?]
[Non.]
[Je ne sais pas où il se trouve, reprit Orca. Ni comment il se déplace. Je lui ai dit de nous faire demander dans le port de Victoria. Il a besoin de notre aide, mon amie-maman. Te sens-tu d’humeur révolutionnaire ? Et papa ?]
[Ton père, toujours. Moi ? Si nécessaire.]
[Il est possible que ce soit le cas. Quand mon ami arrivera – Orca transmit un son correspondant à Radu ; tout plongeur ou baleine qui l’entendrait le reconnaîtrait immédiatement – il est originaire d’une autre planète, ajouta-t-elle. Il est timide et modeste. Il n’est pas responsable de ses problèmes.]
[Nous le recevrons bien, ma petite.]
[Merci, maman-amie.]
[Dois-je envoyer le bateau ? Sans cela, tu seras en retard à l’assemblée.]
Orca transmit une grimace et sa mère rit à nouveau.
[Envoie plutôt l’avion, maman. Ce sera désagréable mais cela ne durera pas longtemps.]
[Très bien, amie-fille, qui aime voler de monde en monde mais pas d’île en île.]

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