Le western hilarant et fou de la Quatrième Dimension – ou de la zone crépusculaire.
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Publié en septembre 2015 chez Anacharsis, le sixième texte de Mika Biermann devrait à nouveau réjouir profondément les amatrices et les amateurs de fiction aux marges, d’entreprises malaxant sauvagement et joyeusement les codes des genres littéraires établis pour y introduire grains de folie et rires sérieusement convulsifs.
Là où, par exemple, « Un blanc » (2013) s’attaquait avec une férocité toute antarctique au voyage d’exploration scientifique mâtiné d’événementiel capitaliste contemporain, « Booming » s’en prend frontalement et caustiquement au vénérable western, l’entraînant dans une copulation effrénée avec les belles heures de « Twilight Zone » (et notamment, pour n’en citer qu’un, avec le mythique épisode 26 de la saison 1, « Exécution »), en même temps que dans une forme extrême d’hommage ambigu à l’abus hystérique du « slow motion » dans le film d’action contemporain.
Lee Lightouch et Pato Conchi franchirent la frontière à l’aube. Lightouch était habillé de cuir, Conchi de lin. Le premier portait un couvre-chef gras de sueur, le deuxième allait boucles au vent. L’un était grand, l’autre rond. Le grand maigre, arborant moustache et barbiche, marchait mains dans les poches, le gros glabre avait glissé une machette dans sa ceinture. Leur mule les suivait comme une ombre. Ils voyagèrent cinq jours d’affilée. Le soir, ils mangèrent du lard : une couenne était attachée au bat. Ils firent de petits feux sans fumée. Le matin, ils burent une infusion de chicorée. Les nuages à l’horizon ne changeaient ni de taille ni de couleur, quelle que soit l’heure, quel que soit le jour. Sauf le soir, quand ils viraient au rouge, comme d’ailleurs le reste du monde.
– C’est magnifique, dit Lightouch.
– Bof, dit Conchi.
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Confrontant ses deux héros somptueusement caricaturaux, cyniques, désabusés et pourtant subtilement subversifs, à une impressionnante galerie de clichés et de passages obligés issus des archives du genre (on se délectera si on le souhaite – cela n’a évidemment rien d’obligatoire – à repérer, dans chaque page ou presque, le clin d’œil à tel ou tel film), Mika Biermann joue avec les nerfs et les attentes de la lectrice ou du lecteur, prenant un malin plaisir, vite partagé, à casser le code génétique consacré pour y introduire de plus en plus de molécules et d’acides aminés venant tout droit, aussi, d’ « Au-delà du réel ». Et la couverture du roman, avec sa figurine de cow-boy, fournit, ce qui est suffisamment rare pour être noté, un magnifique indice de la quête proposée : qu’y a-t-il là en jeu, habilement dissimulé derrière le plastique et le carton des figurants et du décor ?
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Conchi recula devant une pyramide de cylindres en fer-blanc.
– C’est quoi, ces trucs ?
– C’est des boîtes de conserve.
– Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
– Vous ne savez pas lire les étiquettes ?
– « Pêches au sirop », déchiffra Conchi. « Langue de bœuf ». « Haricots en sauce ». « Graisse de canard ». « Pemmican extra ». Lee, ça te dit une boîte de saucisses de Francfort ? Comment ça s’ouvre ?
– Avec un ouvre-boîte.
– Combien, les saucisses ?
– Trois dollars. Et cinq dollars pour l’outil.
– Ça va pas la tête ? Cinq dollars pour l’ouvrir ?
– Vous pouvez toujours essayer avec une pierre pointue.
– Deux dollars pour l’outre, dit Lightouch. Il nous faut également une couenne de lard, un sac de haricots, une tresse d’oignons, une cruche de whisky, une pelle. Faites-nous un prix.
– Vous allez où, comme ça ?
– À Booming.
– À Booming ?
– C’est ça.
Le commerçant indiqua une jarre sur le comptoir.
– Personne ne va à Booming. Prenez un bonbon. Je ne crois pas que là-bas, ils en aient.
Duel au soleil, atroces bandits, pendaisons, bordel et saloon, mais aussi cercueils ressuscitant leurs occupants, stases temporelles et glissements de temps sur l’Ouest : fermement planté sur ses appuis totalement déréglés, « Booming », quelque part mystérieusement situé entre la reconstitution minutieuse et songeuse du « Faillir être flingué » de Céline Minard et le décapage interrogatif du « La folie de l’or » de Gilbert Sorrentino, organise la folie du progrès à tout crin, met en scène la montée inexorable des avidités, depuis un point de vue résolument décalé et implacablement étranger.
Mika Biermann sera l’invité de la troisième soirée Western, à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le 9 octobre 2015 à 19 h 30.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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