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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Le récit absent / Le baiser de sorcière » (Pierre Bergounioux)

Un essai et un récit associés pour dire l’histoire du récit de guerre et celle de la victoire et de l’échec soviétiques.

x Le récit absent _ Le baiser de sorcière

Publié en 2010 chez Argol, cet ouvrage de Pierre Bergounioux présente la particularité de proposer deux textes, tête-bêche, qui peuvent a priori se lire dans un ordre indifférent, mais que Xavier Boissel, inspiré libraire invité chez Charybde le 25 septembre dernier, où il m’a fait découvrir ce livre, recommande d’aborder en commençant par l’essai historique, « Le récit absent », et en poursuivant avec l’illustration par un cas concret, « Le baiser de sorcière ».

En soixante-dix pages, « Le récit absent » parcourt plusieurs siècles d’histoire politique, sociale et littéraire pour constater, impitoyablement, que l’histoire en général, mais l’histoire guerrière tout particulièrement, n’est que très rarement – voire jamais – écrite par ses acteurs, mais par des scribes, quelles que soient les formes adoptées par cette transcription spécialisée à travers les époques.

Ce que le siècle des Lumières et celui des révolutions ont conçu de plus haut, de meilleur, a migré, à cet instant, dans la cervelle fragile d’un activiste qui déchiffre, comme à livre ouvert, le sens des événements et leur dimension planétaire dans le chaos de l’automne 1917.

Pour aboutir à l’accélération de l’histoire conduisant à Lénine (dont la biographie résumée en quelques pages incisives est aussi l’un des morceaux de bravoure de l’ouvrage) et à octobre 1917, qui fournira le cadre préalable au récit illustratif, Pierre Bergounioux parcourt au pas de charge le récit de combat à travers les âges, du siège de Troie à Roncevaux, de Saint-Simon à Balzac et Stendhal, avant que Flaubert, souverain, ne vienne casser, sans doute définitivement, le jouet du récit, massacre nécessaire que Kafka, Joyce et Faulkner parachèveront.

À partir de quel moment l’accélération de l’Histoire, qui est le trait majeur de l’époque contemporaine, annule-t-elle le décalage entre l’existence et la conscience au point de les rendre à peu près concomitants, comme l’éclair et le tonnerre, lorsque l’orage est sur nos têtes ? Il est tentant de situer cette quasi-coïncidence à l’instant où ceux qui font métier de penser, poètes, écrivains, philosophes, se désolidarisent des fins de leur classe d’origine pour passer, en pensée mais en pratique aussi, pour certains, dans les rangs opposés. Outre la hauteur théorique à laquelle est tenue toute philosophie digne de ce nom, le marxisme possède une vertu qu’on n’a jamais vue à aucune autre. Il s’adresse aux profanes, aux plus nombreux et démunis d’entre eux, aux prolétaires. (…) Il importerait assez peu que les actes du drame millénaire, tout matériel, qu’il joue sous divers atours, dans de changeants décors, fasse ou non l’objet de commentaires si ceux qu’il inspire à Marx, en 1848, n’avaient pour but, et de l’expliquer aux actuels protagonistes, et de le clore.

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Le formidable condensé d’histoire littéraire orientée proposé par Pierre Bergounioux établit ainsi que l’URSS aurait dû produire cette abolition de l’intervalle : le récit « illustratif » qu’est « Le baiser de sorcière » va montrer, de manière saisissante, en quoi consista cet échec.

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À l’encontre de la loi non écrite qui veut que toute expérience, depuis le début des Temps modernes, reçoive, dans l’instant même, une expression homogène à son ampleur, l’événement majeur du XXe siècle, qui fut la naissance, la vie et la disparition de l’URSS, n’a pas trouvé d’écho digne de ce nom dans l’ordre de la littérature, et c’est peut-être de cette carence qu’elle est morte.

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Là où son « B-17 G » de 2001 mettait en scène l’aérienne forteresse volante d’une Amérique triomphant depuis les cieux, fort logiquement comme l’expliquerait, depuis un autre angle, le Mike Davis de « Dead Cities », « Le baiser de sorcière » prend pour emblème le char lourd, fruit de la rugueuse ingéniosité soviétique, et en particulier le modèle JS-2, développé en 1943 pour être engagé progressivement courant 1944, et massivement en 1945. L’épopée du char 103, nommé « Karl Liebknecht », de l’usine jusqu’à Berlin, condense en quarante-cinq pages une saga socio-technique au souffle voisin de celui de « Ma dernière création est un piège à taupes » (2012) d’Oliver Rohe, consacré à Mikhaïl Kalachnikov, et y ajoute, en une singulière analogie secrète, l’inévitable vision parcellaire du tankiste, focalisé par ses fentes de visée sur une infime partie du bruit et de la fureur qui l’environnent, comme certaines animations du « Valse avec Bashir » (2008) d’Ari Folman ou certaines scènes cruellement claustrophobiques du « Lebanon » (2009) de Samuel Maoz nous la donnaient à penser par les yeux de militaires israéliens aux commandes de leurs Merkava.

Pour la première fois dans l’Histoire, la force de combat, qui n’est jamais que la force de travail appliquée à une besogne négative, à une désutilité calculée, massive, possède l’aptitude à formuler le réel comme expérience du présent, sur site. La généralisation de l’instruction primaire, l’ouverture de l’enseignement secondaire dans les pays développés, restituent aux acteurs le contrôle de la narration qu’ils avaient abandonné, dès l’origine, à la caste lointaine, fermée, orgueilleuse, des lettrés.

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C’est qu’ici face à la puissance mécanique du socialisme lancé dans l’écrasement du fascisme, tel que le vivent ces jeunes conducteurs, tireurs, chargeurs et chefs de char, au niveau d’éducation supérieur pour l’époque, se dresse le Panzerfaust, la charge creuse industrielle distribuée par centaines de milliers aux dernières forces du Reich, prêt à déposer sur la tourelle d’acier son mortel impact.

Ilya déporte légèrement le 103 pour éviter un T 34 immobilisé, à cheval sur le trottoir et la chaussée, à gauche, et Ivan surprend, au passage, tout près, sur la tourelle, un petit trou noir au milieu d’un cerne décoloré par la chaleur intense d’une charge creuse – « le baiser de sorcière », comme disent les soldats. (…) Dehors, c’est peu de chose. On dirait qu’une bouche aux lèvres noires a déposé un baiser sur l’acier, dardé d’une fine langue brûlante. Mais dedans, tout a été consumé, l’équipage carbonisé.

Dans « Le récit absent », cette phrase terrible résonnait comme un glas et une porte de tombeau se refermant sur le terrible échec d’un rêve et sur le stalinisme :

Moins de trois pour cent de la classe 1942 regagneront leur foyer, à la fin des hostilités.

Avec ce couple essai-récit de haute volée, Pierre Bergounioux offre au lecteur, en cent quinze pages, l’un des textes les plus amples, les plus saisissants, les plus brillamment impressionnants, et pourtant parmi les plus humains, de la littérature contemporaine.

Le beau billet que lui consacrait Pierre Jourde sur son blog Confitures de culture est ici. La précieuse lecture de Sébastien Rongier sur remue.net est .

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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