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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « L’heure de 80 minutes » (Brian Aldiss)

En partie chanté, un véritable opéra SF déjanté, drôle et retors.

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Quatre choses que l’on remarque particulièrement après toute guerre d’envergure respectable : préparatifs pour la prochaine, conviction que c’en est bien fini des conflits armés, famine, et réjouissances.

Dans ce futur de notre Terre (ou plus exactement de notre Terre des années 60), le bloc capitaliste conduit par les États-Unis d’Amérique et le bloc communiste mené par l’Union Soviétique ont fusionné sous l’égide bienveillante d’un complexe informatique, appartenant à parts égales à quelques tycoons occidentaux et à quelques-uns de ceux qui ne pouvaient pas encore – à l’époque à laquelle écrit Brian Aldiss – s’appeler des oligarques ex-soviétiques, ordinateur géant seul capable de conduire cette humanité des premier et deuxième mondes vers la survie ou le bonheur, après qu’une rude guerre mondiale, menée à grands coups d’échanges thermonucléaires pourtant dit « limités », a suffisamment déréglé non seulement le climat mais aussi la tectonique des plaques pour provoquer, par exemple, la submersion du Royaume-Uni.

Lorsque l’Angleterre et l’Écosse moins sa hanche granitique croulèrent sous les bombardements atomiques, les hautes lames rejetèrent des milliers de corps humains morcelés – imbibés et glabres comme des mouchoirs – d’une année à l’autre, tout le long des côtes occidentales européennes, de Narvik et des îles Lofoten au nord, du Jutland et des Frisonnes, des rochers bretons, vers le sud, aux chais du Médoc, poussés par de nouveaux courants terribles à travers le golfe de Gascogne, pour apparaître sous les traits informels de la Mort aux charades à Biarritz et San Sebastian, puis le long des plages pluvieuses des Asturies et de Galicie, jusqu’à Lisbonne et au-delà du cap Saint-Vincent, aussi loin que l’estuaire du Guadalquivir – qui fut le terrain de chasse privé des ducs de Medina Sidonia – où se faisait une dernière livraison des corps grignotés par le temps ; là, hérons, spatules, aigrettes, et des oiseaux venus de leurs nids des neiges éternelles de la Sierra Nevada, regardaient en visiteurs de musée les restes saumurés des habitants de Southampton, Scunthorpe et South Ken, qui faisaient maintenant partie de neiges plus vastes et plus éternelles encore. Et même plus tard, parfois des années après, les Açores ou les sables noirs volcaniques des îles du Cap-Vert déposaient encore des bras toujours reconnaissables ou des mains d’enfants qui ressemblaient à des crabes endormis.
Beaucoup de ceux qui habitaient l’Angleterre avaient réussi à échapper à l’holocauste atomique. Des communautés anglaises s’étaient établies aux États-Unis, en France et ailleurs, leurs organes essentiels étant le cimetière, l’hôpital, la cour de justice, le terrain de cricket, le restaurant indien, et un bon club.

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Las, ce n’est pas tout : voici maintenant qu’à la grande surprise des hiérarques de Cap-Com (« Dites oui au capitalisme que Trotsky aurait voulu », comme le proclament leurs affiches) comme de celle des maigres forces d’opposants indépendants qui subsistent et du Tiers Monde laissé largement de côté, des déchirements croissants de la toile temporelle se font jour, laissant flotter des bouts de jurassique en plein cœur du Montana, ou des guerres russo-turques de 1878 autour du Bosphore. Pendant qu’un délitement majeur se fait menaçant – si d’aventure le contrôle scientifique et informatique du C.O. (« le Complexe Ordinateur ») se montrait défaillant, ou même simplement distrait -, les ultra-riches et les élites qui les accompagnent devisent plus ou moins gaiement dans divers lieux de plaisir à la mode, dans leurs somptueuses demeures regorgeant d’invitations, ou dans quelques cosmos privés à la gestation désormais bien avancée.

De Perquista Mangista riait de quelque chose que Mike venait de dire.
– Vous n’êtes qu’un romantique, Mike. Si vous aviez travaillé comme moi, et pendant de longues années, à São Paulo, vous verriez tout le travail que les gens abattent !
– Je pourrais en dire autant de Tokyo, dit Hakamara.
– Je sais, je sais, répondit Mike en riant à son tour. L’Europe est plus ou moins hors-jeu, tout comme la côte est des États-Unis. Nous avons vu tout récemment s’établir une Communauté pacifique avec la Californie, le Japon, la Corée du Sud et la Chine, où chacun sue sang et eau. Je n’ai rien contre le travail à proprement parler, sauf que ça implique maintenant travail + routine mortelle. Avec l’établissement d’un seul état mondial, ce sera la loi du travail + routine mortelle, qu’on vous enfoncera dans le crâne à coups d’arguments sur l’ « efficacité », et c’est exactement comme ça que le C.O. est en train de faire avaler son heure de quatre-vingts minutes. Je suis pour l’inefficacité, les petites nations, le chaos, et toutes ces choses pour lesquelles j’ai fondé l’I.D.I., mon petit club personnel !
– Mike, je vous adore, dit da Perquista Mangista en vidant un grand cognac, et j’adore cette notion complètement démodée de l’I.D.I. … Vous possédez une personnalité flamboyante, et plus on étranglera les Nations dissidentes au cours des années à venir, plus nous aurons besoin de vous. Mais ne vous servez pas de votre argument en public – par exemple pas à la conférence économique des Nations dissidentes que j’organise à Friendship City. Parce que d’une manière générale, le monde croit à l’ordre et à l’efficacité, même les pays des N.D.

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Il est à la fois curieux et réellement dommage que ce roman de 1974, traduit en français la même année dans la belle collection « Dimensions SF » de Calmann-Lévy par Barthélémy de Lesseps, demeure indisponible chez nous depuis longtemps. Moins radicalement expérimental que « Report on Probability A » (1967) et « Barefoot in the Head » (1969), bizarreries flamboyantes jamais traduites en français à ma connaissance – alors qu’elles le mériteraient amplement -, « L’heure de 80 minutes » est sans doute, avec « Frankenstein délivré » (1973), le chaînon manquant et le point d’équilibre entre le Brian Aldiss relativement classique de son début de carrière littéraire (celui de « Croisière sans escale » en 1958, du « Monde vert » en 1962 ou de « Barbe-grise » en 1964), le défricheur inlassable de « New Worlds » entre 1964 et 1972 aux côtés de Michael Moorcock et de J.G. Ballard, et l’écrivain plus apaisé, techniquement au sommet de son art mais sans doute un peu moins innovant, de la trilogie « Helliconia » (1982-1985).

« L’heure de 80 minutes » est un space opera au sens propre du terme (comme le proclame le sous-titre de l’édition originale britannique, disparu dans l’édition française) : parodiant joyeusement les dérives les plus fantasmagoriques au sein du sous-genre le plus facilement caricatural de la science-fiction de l’âge d’or (les surhommes nonchalants d’ A.E. Van Vogt, tout particulièrement, sont l’objet de nombreuses allusions savoureuses – comme le sont les spationautes habillés de frais d’Edmond Hamilton ou de Poul Anderson, pour ne citer qu’eux), le roman se déroule largement à travers les dialogues entre personnages, qui n’hésitent pas à intercaler dans leurs scènes d’authentiques et poétiques tours de chant. – qui peuvent certes désarçonner à l’occasion la lectrice ou le lecteur, mais qui introduisent en permanence (Joss Whedon saura s’en souvenir pour un épisode particulièrement fameux de « Buffy the Vampire Slayer », plus de trente ans plus tard) un sautillement allègre et souvent ironique qui contraste fort avec la noirceur de l’environnement qui nous est soumis.

Au-delà d’une machine science-fictive aux moteurs multiples et totalement débridés et à l’inventivité foisonnante – à la discrète réputation de texte pour écrivains, dans lequel sauront d’ailleurs puiser le moment venu quelques trésors alertes aussi bien le Vernor Vinge de « La captive du temps perdu » (1986) que le Greg Egan de « La cité des permutants » (1994), les scénaristes de « Men in Black » (1997) attentifs au sort d’un pendentif ou d’un collier que le William Gibson de « Mona Lisa s’éclate » (1988) avec ses idoles télévisuelles d’un genre un peu particulier -, et d’une narration gentiment hélicoïdale, soigneusement troublée par des irruptions de fantasy à l’apparence faussement aléatoire (qui trouveront pourtant la pleine explication de leur rôle en approchant de la fin du roman), narration qui, la critique d’époque en témoigne, aura dérouté de nombreux fans parfois peu rompus à ce type de structure du récit, c’est aussi – et peut-être bien surtout – à une véritable fête du langage que nous convie ici Brian Aldiss (fête dont il maîtrise le matériau et les cadencements abrupts avec encore plus de brio que dans « Barefoot in the Head » cinq ans plus tôt) : la lectrice ou le lecteur, au prix d’un peu d’attention, se régalera je l’espère comme moi de ces « vaches pasteurisées aux croupes impeccables », de ce « Dictionnaire Technique Chambers (car c’est ainsi que cet intellectuel chrétien bonhomme et kyllosique de la tribu des kikuyus avait été baptisé) », de cette « caméra de télévision de Chambers, camouflée sous sa barbe, qui avait fourni à la forteresse des rivages pannoniens ces premières loges sur la réunion ultra-confidentielle de l’Appartement Bêta », de ce « regard qui foudroie les poulpes », de ce « silence mêlé de radiations non verbales qui vibra dans la pièce », ou encore de ce message radio urgent lançant son « Si je suis vivant ? Merci. J’appelle toutes les unités de l’I.D.I., Banquier Sérieux appelle toutes les unités de l’I.D.I. ».

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Un homme ordinaire, placide, sain et arrivé. N’en parlons plus.
Son frère, c’est une autre paire de manches. Plus sale, moins sain, c’est sûr, plus névrosé c’est certain, un homme à femmes, un homme à hommes, un homme à entrecôte marchand-de-vin pour tout dire, diaboliquement intelligent et (comme le sont toutes les intelligences diaboliques) faisant toujours les choses mal à propos. Ce Dagenfort-là vivait sur un bout de côte espagnole autrement plus aride, ne voyait jamais son frère, et ne voulait rien en savoir ; c’était lui que le Dr Glamis Fevertrees appelait à travers les siècles. Il s’appelait Jack Fred Dagenport, rien à voir avec ces histoires de Forest dont son frère aîné était affublé, pour l’amélioration fatale de son caractère.
Recevoir un appel à travers les siècles, voilà le genre de choses auxquelles on pouvait s’attendre de la part de Jack Davenport.
C’est à l’âge de quatorze ans qu’il avait reçu son premier appel, en tombant amoureux de May Binh Bong, une créature exquise évacuée du Sud-Vietnam après avoir vu son père et ses frères tués par un Nord-Vietnamien, le Nord-Vietnamien tué par un Marine, enfin sa mère et sa sœur violées par le Marine.

Si la créativité débordante de Brian Aldiss, son maniement incessant des allusions, des échos et des résonances, ses inventions langagières et ses paradoxes apparents peuvent enchanter – ou parfois agacer -, « L’heure de 80 minutes », étonnamment actuelle et pertinente malgré ses quarante-trois ans – et il est relativement aisé d’y discerner tant de curieuses prémonitions littéraires que de durables influences sur le genre science-fictif, à la hauteur finalement de la stature de l’auteur au sein du milieu spécialisé -, propose un foisonnement qui n’a au fond rien de baroque, et qui utilise avec une extrême habileté sa trame complexe (et ses chants d’opéra) pour distiller un salutaire venin politique et social, une complexe réflexion sur la science et sur la rébellion, joliment dissimulée dans les habits d’Arlequin et dans les cachots virtuels de forteresses hongroises, serbes ou californiennes, dans les mesas martiennes ou dans les vaisseaux d’observation et d’espionnage croisant au large de Saturne.

Mon travail, tel que je le conçois, consiste à relater les faits dans un ordre approximatif, à dégager une linéarité qui, me semble-t-il, doit rester perceptible à travers les avatars d’un hasard apparent, des mobiles et des rencontres. La génération qui vient, moins imprégnée du principe de cause à effet (« libérée par les neuro-sciences », me diront-ils !) devra réinterpréter elle-même cet invraisemblable fatras. Au même moment, moi, Durrant Surinat, personne déplacée, je traversais sur mes roulettes la cour de Slavonsky Brod Grad, à côté de ce brave George Hornbeck, quand celui-ci dit à ce propos quelque chose d’intéressant.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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