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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le palais des cochons » (Kitty Fitzgerald)

Tendre et cruel, le conte noir de l’amitié entre une adolescente et un éleveur difforme et secret.

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Le palais des cochons

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Publié en 2005, traduit en français en 2006 par Bernard Hoepffner dans la collection Feux croisés de Plon, le quatrième roman de l’Anglo-Irlandaise Kitty Fitzgerald aura été celui d’une certaine consécration, recevant plusieurs prix littéraires britanniques avant d’être traduit dans une vingtaine de langues. Maniant avec une belle habileté le regard à hauteur d’enfant et de (réputé) simple d’esprit, elle orchestre un conte tragique pour enfants dans lequel une fillette découvrant les angoisses de l’adolescence auprès de sa mère solitaire se prend d’amitié pour un trentenaire difforme, à l’âme d’enfant mais à l’esprit beau et complexe à la fois, bien qu’en butte aux quolibets et au rejet des enfants du village anglais où il réside.

Mam dit que papa était porchair et porc-esprit, un énorme goret fangeux qui l’a chopée de force et puis s’est carapatrotté au-delà des lointerres quand il a compris ce qui s’était produit. Elle maudissait l’épaisse rayure d’ébène qui poussait, dit-elle, sur toute la longueur de son dos osseux et de son poil nacré, stratifié, sous la peau rêche qu’elle nommait brutesignes. Mais moi j’ai souvenir d’une veste chatouilleuse près de mon visage porcin, de mains énergiques pasmoites aux poils blondasses grimpant sur les poignets, et de rires sonores qu’allaient très haut et bien bas comme de la musique. La seule chose porcine de papa était le ronflement mouillé qu’il émettait endormi de côté sur le canapé. J’ai souvenir de lui jusque passé le jour de mon anniversaire, le douzième, après cela il n’est plus. Mam dit que ma tête est grosse comme celle d’un cochon du fait que papa était goret. Elle dit que mon cerveau n’est que bouillie, de la pâtée pour les cochons.

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Pigtopia

Kitty Fizgerald, à partir du lieu magique et secret que le « monstre » Jack Plum a patiemment créé, d’abord avec l’aide de son père, puis tout seul après la disparition de celui-ci, lieu dédié aux cochons qu’il élève, protège et nourrit de sa tendresse, tisse une fable du rejet et de l’acceptation, de la différence et de la complicité, de l’amitié et de la vie, dont les ressorts à la fois classiques et néanmoins inattendus orchestrent la dérive tragique, loin de l’histoire enfantine qu’elle prétend être initialement.

« Quelquefois, je prenais une lame de rasoir et la faisais courir le long de ton cou, elle m’a dit. Juste sur la peau, pour dessiner une fine ligne rouge, et tu te tortillais et te débattais comme un ténia jusqu’à ce que je te tienne serré dans ta couverture et que tu ne puisses presque plus respirer. Naturellement, ta tête de lard de père venait toujours te dégager. Il me disait que j’étais complètement folle. Moi ! Hum ! Tu n’as aucune idée de la vie que m’a fait mener ce porc. »
Et elle continuait, encore et encore, me clouant sur place avec ses rencunyeux, pour s’assurer que je savais, une fois de plus, toutes les horreurs dont j’étais responsable. Parfois, quand il est extratôt, ténèbres encore dans le mondextérieur, et tous les cochons en plein sommeil, les mots de mam me fouettent comme des lanières souples barbelées et je projette de mettre cette grosse tête dans des sacpoubelles et serrer très fort pour que toute chose finisse. Et par fois au plus profond du temps sombre quand elle est très whiskyméchante, je pense à la fouailler et à mettre du silence dans l’amertume. Seulement par fois.

Inventant un astucieux et souvent poignant langage humano-porcin, à base de mots-valise ad hoc permettant de pénétrer en douceur et en respect les circonvolutions de la pensée contournée de Jack Plum, Kitty Fitzgerald trouve aussi le ton juste pour déployer les ruses et les détours de sa pré-adolescente, rejeton de cette classe ouvrière anglaise si malmenée par l’économie et par la vie au cours des trente dernières années, dont le background renvoie les échos infatigables, sous les vicissitudes, de Roddy Doyle ou de Richard Milward.

porcelets

Je mets mon chapeau spécial pour essayer de cacher la têteporc. Papa l’a découpé dans un vieux manteau en cuir. Il couvre mes oreilles pendantes et plonge bas jusqu’au menton. J’ai l’inquiétude d’avoir l’air d’un bourreau des temps anciens, comme dans les illustrations que j’ai vues. Mais mieux vaut couvrir la grosse caboche de sanglier que l’afficher.
Dans une main j’ai la note de mam et son porte-monnaie, dans l’autre le cabas en toile pour le whisky. Je suis certain que des mains pleines paraissent moins inquiétantes aux gens extérieurs. Je ne regarde jamais les gens directement dans les yeux, cela je l’ai appris de mes cochons. Le contact oculaire à dessein est comme un défi lorsqu’il vient d’une bête délaissée comme moi, et je n’ai aucun désir de provoquer le conflit. Ma propre ombre qui palpite sur le sol suffit à déclencher la peur chez la plupart.

Roman du choc sourd de l’enfance et de l’âge adulte, roman noir des aspects irréconciliables du regard porté par les autres et de la réalité intérieure qu’un œil innocent et néanmoins rusé avait su approcher, « Le palais des cochons » serre de près un certain nombre de clichés de la littérature, lorsqu’il s’agit de mettre en scène l’étrange beauté d’une simplicité d’esprit et la rouerie nécessaire d’une enfance, mais s’en affranchit avec brio, inventant une tendre cruauté qui laissera sans doute bien songeurs le lecteur ou la lectrice, évoquant par moments les abîmes qu’est capable de créer un Jérôme Noirez, dans sa « Féérie pour les ténèbres » ou dans ses « Leçons du monde fluctuant », ou la poésie si étrange d’un Hayao Miyazaki.

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Fio et Porco (Porco Rosso, 1992)

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Une fois au lit j’ai essayé de me rappeler dans le moindre petit détail le moment où je chevauchais freya. La sensation chaude, grattouillante de son dos entre mes jambes ; le doux balancement lorsqu’elle oscillait de droite à gauche en avançant. C’était comme si j’étais en transe. Jack m’a montré comment la diriger avec les genoux et comment murmurer des mots d’encouragement dans ces grandes oreilles pendantes qui ne demeuraient jamais immobiles un seul instant. Et quand Freya s’est mise à courir, j’ai pensé presque comprendre ce que c’était que de voler. Je rêve souvent de m’envoler et je cours toujours vers le bord d’une falaise, d’où je décolle avant de plonger vers des personnes minuscules sur une plage de sable. Être sur le dos de Freya me procurait la même sensation de vent violent, comme une descente sur les meilleures montagnes russes.

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Ce qu’en dit Patrick Ness (en anglais) dans The Guardian est ici. Ce qu’en dit Serena Kutchinsky (également en anglais) dans The Independent est .

Ce livre, curieusement épuisé en français, est l’un des candidats du prix Nocturne 2015, dont le lauréat sera annoncé en public le samedi 12 décembre prochain à la Maison de la Poésie, à Paris.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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  1. Pingback: Note de lecture : « Règne animal  (Jean-Baptiste Del Amo) | «Charybde 27 : le Blog - 23 juillet 2018

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