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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Puerto Apache » (Juan Martini)

Le bidonville argentin criminalisé comme figure violente et tristement comique de l’ultra-modernité inégalitaire.

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Puerto Apache

Publié en 2002, traduit en français en octobre 2015 chez Asphalte, par Julie Alfonsi et Aurélie Bartolo, le onzième roman de l’Argentin Juan Martini, exilé en Espagne de 1975 à 1984, réalise à la perfection une synthèse locale et puissante du « classique » hard-boiled noir, avec son prisme naturaliste originel, et d’une saisissante immersion dans la fange sociale et politique des inégalités contemporaines, poussées à un de leur paroxysmes.

Le Rat est une petite frappe de Buenos Aires, fils de l’un des « fondateurs » vieillissants de Puerto Apache, le « mieux géré » de tous les bidonvilles de la capitale argentine, vivant de missions de messager pour l’un des authentiques caïds de la pègre locale, surnommé le Pélican, et amoureux de surcroît de la petite amie de celui-ci, petite amie qu’il connaît depuis l’enfance ou presque. C’est au moment où les convoitises immobilières, contre toutes attentes, semblent se préciser autour de Puerto Apache, et que la carte du pouvoir de cette zone de contact interlope entre l’établi et le marginal semble devoir bouger, que le Rat se retrouve mêlé brutalement à une affaire dont il ignore tout.

« Je suis le Rat », je lui dis.
Le type me croit pas. Il m’envoie une mandale, j’essaie d’esquiver mais il m’atteint en pleine face, il me défonce l’arcade. Je ne vois plus rien de l’œil gauche. Que du sang. J’ai les mains sur les genoux, je tiens comme je peux sur cette petite chaise. Mon couteau est dans ma poche arrière.
« Espèce de crétin. Dis-moi la vérité et tu sauves ta peau. »
Le type se lèche les articulations. Il s’est fait mal aux doigts.
« J’te jure, je lui dis. Je suis le Rat. »
Ce mec est un con. Pourquoi je lui mentirais ? Je suis déjà mort. J’ai pas de raison de lui mentir. De toute façon, il m’en colle une autre. Je ne bouge pas. Je veux qu’il s’explose la main. Il m’éclate l’œil. Le même. Maintenant, je ne vois même plus le sang. Le type s’est broyé la main. Les os, ça fait du bruit quand ça casse. C’est comme ça. Les petits os de la main, ils font crac et ils cassent.
La haine le rend fou. Il m’attrape par les cheveux, me secoue la tête et me crache au visage. Puis il me lâche, il recule d’un pas, il souffle et il me dit :
« Sale race de bouffeurs de chats. »
Je rigole.
« C’est quoi, ces petits os en sucre ? T’as de l’ostéoporose ? »
Les deux types qui l’accompagnent se marrent aussi. J’ai ma petite culture. Une de mes ex m’a appris à écrire. Savoir écrire, ça n’est pas rien. S’il me traite de bouffeur de chats, c’est à cause de Rosario. Je fais comme si de rien n’était. Je ne lui donne pas ce plaisir. Un jour, je vais écrire ce que je pense de tout ça. Vous allez voir. Le type s’approche à nouveau de moi et me gifle sec du revers de la main gauche. Il m’explose la tronche.

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Puerto Apache

Au-delà d’une tranche bien noire et bien saignante de vie ordinaire des déshérités argentins, Juan Martini nous offre ici, comme cela n’a pas échappé à de nombreux universitaires et analystes (voir en fin d’article), une redoutable immersion aux frontières, celles, à la fois presque immatérielles et fortement blindées, qui séparent le légal de l’illégal, le loup de l’homme, le socialement accepté du policièrement repréhensible, et ici, la survie à grand-peine de l’avidité jamais vraiment rassasiée. « Puerto Apach », à bien des égards, constitue une mise en scène particulièrement éclatante de la trace violente des inégalités toujours accrues. Tout en étant aussi une histoire d’amour qui fait mal.

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PA Tevez

Le joueur de football Carlos Tévez est originaire de Puerto Apache.

Cúper fait une drôle de tête quand je lui raconte des histoires. Des fois, sans qu’il s’en aperçoive, j’observe son expression pendant qu’il m’écoute. Il devient quelqu’un d’autre. On dirait qu’il change de visage, c’est dur à expliquer avec des mots. Cúper est moche comme un pou, mais dans ces moments-là, on dirait, je sais pas… un prince. Un prince un peu bête peut-être, mais un prince quand même. Je suis très sérieux. Ça n’a rien à voir avec le fait que Cúper soit mon ami. Je le dirais dans tous les cas, ami ou pas. Je mens presque jamais, mais presque personne me croit. C’est ça, le problème. C’est pour ça que si j’invente pas rapidement quelque chose, ces trois-là vont me défoncer. Ils vont m’exploser la gueule pour la simple raison que j’ai rien à leur dire. Pas à eux, en tout cas. Si le Pélican était là, en face de moi, ce serait différent. C’est comme ça. Moi, au Pélican, j’aurais deux ou trois mots à lui dire. Que les choses soient claires. Mais non. Le Pélican n’est pas là : il n’y a que ces trois types. Et eux, ils ne panent rien. Dans ce monde, il y a des gens pour qui les mots ont un sens. Et d’autres, pas. Au fond, c’est ça, le secret de la politique.

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Juan Martini

Les éditions Asphalte poursuivent, avec ce nouvel auteur – dont seuls trois textes avaient jusqu’ici été traduits en français – à leur catalogue, l’une des composantes de cette passionnante aventure qu’elles mènent depuis l’origine avec grand brio : nous proposer d’authentiques romans noirs, fidèles à la tradition du hard-boiled américain né de la Grande Dépression (ou la détournant subtilement), qui, sans jamais céder à la tentation de l’essai et de la pesanteur, distillent leurs éléments sociaux et politiques contemporains avec une acuité et une violence hors du commun, comme en témoignent déjà, notamment, Leonardo Oyola ou Guillermo Saccomanno pour l’Argentine, Edyr Augusto pour le Brésil, Francisco Suniaga pour le Venezuela, ou même Elisabetta Bucciarelli pour l’Italie et Richard Milward pour le Royaume-Uni.

Le lecteur curieux pourra consulter avec profit le texte de Marie-France Prévôt-Schapira, chercheuse au CREDAL (Centre de Recherche et de Documentation de l’Amérique Latine, Université Paris III), intitulé « Penser les inégalités à partir de la métaphore de Puerto Apache », ou bien, pour les hispanisants, l’article « La ciudad neoliberal en la novela negra argentina : Puerto Apache, de Juan Martini », de Natalia Jacovkis (University of Florida). En tout état de cause, le billet de blog « Cartographie de la violence », de Fernando Stefanich, ici, est particulièrement précieux.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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