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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Du domaine des Murmures » (Carole Martinez)

Un troublant et beau conte, presque fantastique, de liberté féminine paradoxale et d’enfermement religieux.

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Du domaine des murmures

Publié en 2011 chez Gallimard, le deuxième roman de Carole Martinez confirmait en éclatante beauté, après « Le cœur cousu » (2007) le talent tout particulier de l’auteur pour inventer fable ou conte aux profondes résonances contemporaines, en jouant des lisières du fantastique et du décalage induit par un décor intimement transfiguré, le Moyen-Âge intensément habité par la religion, autour de la troisième croisade (1189-1192), succédant à l’Andalousie rurale imbibée de potentielle sorcellerie.

On gagne le château des Murmures par le nord.
Il faut connaître le pays pour s’engager dans le chemin qui perce la forêt épaisse depuis le pré de la Dame Verte. Cette plaie entre les arbres, des générations d’hommes l’ont entretenue comme feu, coupant les branches à mesure qu’elles repoussaient, luttant sans cesse pour empêcher que la masse des bois ne se refermât.
La voie en proie à l’effacement, où nous marchons longtemps, résonne de cris d’oiseaux. Nous peinons un peu et poussons sur nos orteils pour décoller nos pieds du sol boueux, de la terre qui monte en pente douce. Des ronces nous agrippent aux mollets, nous griffent au visage, de petites araignées brunes courent sur la mousse entre les feuilles. Nous avançons sous une voûte végétale que seuls de rares rayons parviennent à traverser. Quelques glaives lumineux zèbrent d’or les sous-bois comme dans les enluminures d’un vieux livre de contes.

Dans ce fier château médiéval du Jura, c’est le refus, brutalement et dramatiquement assené en pleine église le jour de ses noces, par Esclarmonde, fille unique du seigneur des Murmures, d’épouser l’homme et le destin qui lui ont été promis, fort logiquement à l’époque sans son assentiment, qui engendre ce conte singulier, dans lequel l’ex-promise, désormais vouée à Dieu, sera emmurée dans une chapelle ad hoc construite dans l’enceinte du château, et consacrée désormais à une vie de sainte putative, retranchée pour l’éternité du monde des vivants.

Johann-von-Schraudolph.-XIXe

Sainte Agnès et l’agneau, par Johann von Schraudolph.

Ma bouche de pierre m’a offert la puissance de la sainte. j’ai soufflé ma volonté depuis la fenestrelle et mon souffle a parcouru le monde jusqu’aux portes de Jérusalem. Mes yeux, dans la tombe entrouverte, ont suivi les croisés en route vers Saint-Jean-d’Acre, jadis nommée Ptolémaïs.
Mais ma voix a déplu, on me l’a arrachée. Et les phrases avalées, les mots morts-nés m’étouffent. La foule des peines souterraines me tourmente. Ce qui n’a pas été dit m’enfle l’âme, flot coagulé, furoncles de silence à percer, d’où s’écoulera le fleuve de pus qui me retient entre ces pierres, ce long ruban d’eau noire charriant carcasses d’émotions, cris noyés aux ventres gonflés de nuit, mots d’amour avortés. Saignées de paroles pétrifiées dans leurs gangues.
Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.
Je veux dire à m’en couper le souffle.
Écoute !

Comme précédemment, Carole Martinez transcende rapidement et aisément son matériau minutieusement assemblé, pour nous offrir, loin de se limiter à une austère réflexion sur le pouvoir paradoxalement libérateur de la religion dans une société cadenassée, sur ses illusions et sur ses limites, une fable jouant à nouveau avec des éléments surnaturels et prosaïques, assemblant une étrange ascension de l’être, aux savoureux rebondissements sous son aspect linéaire et inexorable. Profitant allègrement d’une fort savante, derrière son apparente simplicité, mise en scène de l’intimité féminine, de sa composante foncièrement magique, et de la complicité pouvant lier diverses âmes en quête de salut et en besoin de protection, elle nous rappelle avec une rare puissance à quel point, lorsque le talent littéraire est réellement exploité, comme ici, les frontières des genres se dissolvent, devenant poreuses, faisant résonner ce « Domaine des murmures » avec les grands travaux, par exemple, de Mélanie Fazi en fantastique (plusieurs nouvelles de « Serpentine » (2004), de « Notre-Dame-aux-Écailles » (2008) ou du « Jardin des silences » (2014) figureraient aisément comme développements ou extrapolations de ces murmures) ou d’Ursula K. Le Guin en fantasy et en science-fiction (l’évocation du mystère de la maternité évoque ici curieusement certaines scènes de « La main gauche de la nuit » (1969), tandis que l’enfermement religieux suscite de troublantes images de la Dévorée, issues des « Tombeaux d’Atuan » (1971)).

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Jehanne est partie pour Paris à pied avec son maigre baluchon et un ventre déjà rond qu’elle m’avait fait palper depuis la fenestrelle en riant.
Nous étions séparées pour de bon. Elle, en branle de par le monde, ferait des routes sa demeure, elle traverserait le pays, mesurerait la création à l’aune de ses foulées, elle vivrait sous le ciel tel un aubain, travaillerait en chemin, s’arrêtant où Pierre et son père trouveraient de l’ouvrage, elle irait au-delà du grand calvaire qui marquait la fin de cette terre et barrait l’horizon. Sa marche n’aurait plus d’autres bornes que sa fatigue et que celle de ses compagnons et de leurs mules. Elle enflerait la vague des marcheurs, ce peuple nomade, composé d’errants, de fugitifs, de jongleurs, de compagnons et de pèlerins. Ceux qui traînaient leur croix, ceux qui coupaient leurs liens, ceux qui marchaient leur rédemption. Et moi, je resterais en ma cellule, contemplant les univers que le Christ me donnerait à voir, immobile, toute à mon voyage vertical, à mon ascension par la prière et chacun saurait où me trouver, comme on sait où trouver un moulin ou une tombe. Elle serait une parole vivante livrée au vent et déjà envolée, et moi un mot lourd gravé dans la pierre.

Grande admiratrice de William Faulkner (qu’elle évoquait avec ferveur lors d’une soirée à la librairie Charybde, que l’on peut écouter ici puis ), Carole Martinez excelle ici, par la mise en place minutieuse d’un microcosme intensément condensé aux dimensions d’un petit comté jurassien du Moyen-Âge, et autour du personnage rarissime d’Esclarmonde, à ouvrir, en 200 pages, une immense et profonde fenêtre sur le monde, et sur l’humain contemporain.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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