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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Low Down – Jazz, came et autres contes de la princesse Be-Bop » (A.J. Albany)

La grâce sauvage et savoureusement distanciée du parcours d’une fillette aux côtés de son père, jazzman héroïnomane.

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Low Down

Publié en 2003, traduit en français en septembre 2015 par Clélia Laventure au Nouvel Attila, cet agencement de courts récits concocté par Amy-Jo Albany, la fille du grand pianiste de jazz Joe Albany (1924-1988) propose une surprise étonnante, curieusement charmante et d’une profondeur d’abord insoupçonnable.

Comme autant de brefs « contes de la princesse Be-Bop », elle raconte avec un attachant brio ses souvenirs d’enfance, ceux d’une fillette, puis d’une adolescente, vivant seule avec son père, aidé de grands-mères ou de tantes protectrices, et l’accompagnant dans sa carrière brinquebalante, aux contrats aléatoires et à la reconnaissance élusive, malgré la présence de très grands noms dans l’entourage, souvent eux-mêmes aussi déjantés que géniaux, sous le regard cruel et permanent de la fée Héroïne.

Souvent, je songeais que mon père était né de la musique – une mélodie entêtée qui prit la forme d’un homme. Il entendait de la musique partout, dans le grincement de ressorts rouillés du lit et le bourdonnement des mouches. Pour lui, les robinets qui gouttent étaient remplis de rythmes, comme les clignotements irréguliers du néon déglingué derrière notre fenêtre. Certains secouaient la tête et le prenaient pour un dingo, mais je n’ai jamais cru cela. Il mettait les enregistrements d’Art Tatum, d’Arthur Rubenstein et d’autres, et s’exclamait les yeux étincelants : « Qu’est-ce que c’est bath ! De toute beauté ! » On écoutait parfois des disques toute la nuit. Quand il n’y avait pas de concerts à la régulière, Papa avait de courts engagements dans des bars d’hôtel, où son jeu exquis n’était pas souvent, et c’est le moins que l’on puisse dire, pas apprécié à sa juste valeur. C’était toujours les mêmes types qui posaient problème – un ivrogne de passage, sans la moindre oreille musicale, d’ordinaire flanqué d’une quelconque pute flasque de bar d’hôtel. Ils chancelaient jusqu’au piano, appuyés sur les touches, et disaient un truc du style : « Et la pédale douce, vieux ? » ou bien « Tu connais celui-ci ? » avant de se mettre à siffler un air mièvre en crachotant dans l’oreille de papa des sifflements faux et puants. Il prenait chaque fois son mal en patience, ne prononçant jamais le moindre mot, mais moi qui le connaissais, je voyais son esprit se flétrir juste derrière ses yeux. Quand je sentais sa blessure, je m’imaginais être l’Abominable Docteur Phibes, échafaudant des morts diaboliques pour ces critiques de comptoir de bar, ou bien je me transformais en Rodan, attrapant mes victimes par leur cou gras et rougeaud avec mes talons-rasoirs. Je les emportais à tire-d’aile vers un caveau souterrain, où, bourreau masqué, j’attendais, prête à mettre fin partout à la vie des imbéciles et des chahuteurs qui ne reconnaissaient pas la beauté quand ils l’entendaient.

Low Down 1

Dans un univers ancré sur Los Angeles et New York, oscillant perpétuellement entre les dangers de chaque instant mis en scène avec tant de sombre beauté par Larry Fondation dans ses « Sur les nerfs » (1995), « Criminels ordinaires » (2002) ou « Dans la dèche à Los Angeles » (2007) (en moins exacerbé, l’ingénierie sociale délétère racontée par Mike Davis dans son immense « City of Quartz » (1990) n’est pas encore passée par là) et les bouffées de tendresse paradoxale qu’évoque si bien Eleni Sikelianos dans son « Livre de Jon » (2004), A.J. Albany nous offre un texte rare et précieux.

Quand le mari de Grace fut relâché, on se perdit de vue. La porte était désormais toujours fermée, les lourds rideaux noirs tirés, et même les chats restaient à l’intérieur. Grace fut rayée de ma mémoire de la manière habituelle et opportune dont j’étais accoutumée. L’astuce, c’était de garder, dès le départ, suffisamment de distance entre soi et toutes les planches pourries transitoires qui jalonnent notre route, seule manière de supporter la déception éprouvée lorsque, à tous les coups, elles décideraient de vous rejeter.

Usant à merveille de ce regard d’enfant distancié, sérieusement dessalé et joliment ironique, A.J. Albany nous conte ainsi aussi bien une histoire d’amour filial complexe, d’une manière que ne renieraient sans doute ni la Kate Braverman de « Lithium pour Médée » (1979) ni la Phillis Yordan de « My America » (2014), qu’une magnifique incursion dans le creuset mysérieux et dangereux d’une certaine musique, en correspondance secrète avec le Wu Ming 1 de « New Thing » (2004).

Joe Albany

Joe Albany

Je ne supportais pas le bruit du vieil ascenseur, qui s’arrêtait et s’ouvrait aléatoirement toute la nuit, généralement sans passagers. Souvent, quand je le prenais, il s’arrêtait entre deux étages et s’ouvrait sur un mur en béton. Ralph, book de l’hôtel et ex-bijoutier borgne, me dit qu’il était hanté. Dans sa vie antérieure, à Las Vegas, il était le bijoutier de la mafia. Bagues de fiançailles et au petit doigt, gourmettes de baptême, broches pour mamas – Ralph était le bijoutier attitré de la mafia de Las Vegas. De temps à autre, on lui demandait de décharger des marchandises volées, de fondre de l’or et du platine, et même, au besoin, de tailler des pierres précieuses. Un jour, Ralph fut accusé d’avoir doublé un gros caïd – histoire qu’il ne démentit jamais. Le caïd envoya deux hommes de main lui enlever l’œil droit avec un couteau en guise de punition. Son œil droit était son outil le plus précieux, que ce soit pour vérifier la qualité d’une pièce à l’aide de sa loupe ou pour réaliser une gravure finement ouvragée. Il ne put être sauvé. Il dut le faire enlever et remplacer par un œil de verre que le médecin, un charlatan patibulaire, replaça à l’envers. L’on n’en voyait que le blanc, et c’était comme si l’iris coloré s’en allait rouler quelque part au fond de son crâne. Papa lui avait demandé pourquoi il ne l’avait pas fait remettre en place. « Ils peuvent sûrement le retirer et le faire pivoter ». Ralph secoua la tête : « Joe, c’est la croix que je dois porter. Du reste, c’est mon œil intérieur – il surveille mon âme. »

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Ces contes à la fois beaux et légèrement effrayants irriguent d’une rare intensité un parcours résolument atypique, face sombre et décalée d’une vie d’artiste, reflets tendres et passionnés dans l’œil d’or d’une drôle de survivante.

Manger chinois sur un canapé déplié, regarder La Fille de Dracula après minuit, découvrir la sublime poésie des messages des biscuits chinois – « De par votre nature mélodique, le clair de lune ne rate jamais un rendez-vous » –  la porte bien fermée avec la chaînette, et Papa à mes côtés : à coup sûr, le Paradis faisait pâle figure, et était même complètement ringard, par rapport à ce bonheur absolu.
Mais ensuite, l’Homme se présentait à notre porte en frappant à sa manière discrète, funeste, s’apprêtant à pisser partout sur notre paradis, et je levais les yeux pour m’assurer que le verrou était fermé. Un furtif coup d’œil en coin à Papa qui, ce soir-là, était victorieux. Je lui disais : « Un vampire ne peut entrer dans une maison que s’il y est invité. » Il souriait, m’entourant de ses longs bras, et me disait dans un murmure que nous n’inviterions pas le vampire, et donc, cette nuit-là, son âme restait indemne.

Cette autobiographie du troisième type a été mise en scène au cinéma par Jeff Preiss en 2014, avec John Hawkes et Elle Fanning dans les deux rôles principaux, financée – ce qui n’est peut-être pas si anecdotique – par les deux ex-musiciens des Red Hot Chili Peppers, Anthony Kiedis et Flea. Le film a remporté le prix du festival de Sundance.

Pour acheter le livre chez Charybde à partir du 3 septembre, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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