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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le prénom a été modifié » (Perrine Le Querrec)

La chair et l’esprit déchirés par ce que des médias complaisants persistent à nommer « tournantes » plutôt que « viols ».

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Le prénom a été modifié

Publié en juin 2014 aux éditions Les doigts dans la prose, le sixième texte de Perrine Le Querrec (son deuxième chez l’éditeur après l’exceptionnel « Le plancher » en 2013) est, de plus d’une manière, encore plus audacieux, tout en préservant – voire développant – sa singulière capacité à porter le fer rouge poétique, en peu de mots, là où il peut réellement faire de l’effet.

Succédant au long cheminement, subtilement silencieux, d’une folie collective qui finissait par se graver dans le plancher de Jeannot, l’auteur donne à lire et à ressentir cruellement, cette fois, les 67 brefs chapitres du journal, de la confidence intime et rageuse (sans que le ton ne puisse jamais se hausser) d’une jeune femme qui, à trente-cinq ans, vit le procès des auteurs des viols à répétition qu’elle dut subir l’année de ses quinze ans, dans la cave de son immeuble, aux mains d’une bande d’adolescents menés par son « petit ami » de l’époque. Ce que, toujours aussi peu soucieuse du choix des mots (à moins qu’au contraire, hélas, ces choix ne soient absolument pas inadvertants), la doxa médiatique de ces dernières années appelle une « tournante ».

Se battant, se débattant, avec les bribes de souvenirs, certains d’une stupéfiante précision, inscrits dans sa chair et dans son esprit, d’autres plus brumeux, luttant avec les soixante-dix kilos ajoutés à ses cinquante de l’époque, vivant de son mieux – ou plutôt de son moins mal – une existence de zombie abandonné, la narratrice s’exprime depuis le fond d’un noir tunnel – presque d’un terrier kafkaïen – où aucune aide véritable n’a pu, n’a su ou même n’a essayé de l’atteindre, tunnel dans lequel, au moment du procès, les défenseurs de ces bourreaux (devenus de presque respectables « pères de famille » pour beaucoup d’entre eux) viennent encore fouailler ses plaies jamais refermées, tunnel physiquement marqué, sur la page, par la terrifiante litanie qui ouvre par « C’est tout noir et marche devant seule droite, avance en face debout » et conclut par « Je m’assois par terre étourdie » chacun des 67 chapitres.

Cave d'immeuble

J’ai un jogging noir tous les jours le même, dedans mes 120 kilos mais 70 ne sont pas à moi. Je sais compter.
Je veux qu’ils arrêtent de dire les tournantes, le procès des tournantes, j’ai un nom, j’ai un prénom. Même eux ont un nom, un prénom.
Les tournantes, comme si c’était un jeu.
À votre tour de jouer. Avec de l’encre une cave une enfant vous écrivez quoi ? Vous cachez les noms vous inventez une vérité que vous lisez du bout des bras.
J’ai jamais joué.

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Tournantes 2

La sombre mythologie de la cave, au cœur des cités déshéritées, existe désormais dans la littérature contemporaine, Cloé Korman dans « Les saisons de Louveplaine » ou Charles Robinson dans « Dans les cités » nous rappellent notamment avec brio le redoutable usage que l’on peut en faire, et la manière dont on peut la dé-dramatiser. A l’opposé en quelque sorte, Perrine Le Querrec s’en empare avec une rare détermination pour organiser, dans sa langue âpre et errante, langue de condamnée sans jugement par une société impuissante, le télescopage d’une réalité sociale glaçante, d’une justice absente et d’une intimité détruite.

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On est en Guinée en RDC au Rwanda, on est à Tunis au Caire à Delhi, on est dans un pays en guerre les viols c’est l’arme lourde, on est à Paris dans une cave du 20e, je suis à Fontenay-en-France, c’est ma guerre.
On est dans ma chair. Ils sont dans ma chair. Ca fait 15 ans que c’est hier et qu’ils sont dans ma chair.
Le saccage collectif
saccage organisé.
Ils me crachaient dessus avant pendant après.
Après.
15 ans.
5500 jours.
Je ne suis pas restée enfermée dans l’appartement 5500 jours. Les 1000 premiers peut-être.
Peut-être plus. Et maintenant encore parfois.
Sinon dehors c’est les recroiser.
Personne ne m’a proposé d’ailleurs. Juste me dire Viens et que ce ne soit pas la cave. Alors les recroiser le hall les boîtes aux lettres la cave les escaliers les portes la cave les flaques de pisse les tags les odeurs les façades le local à poubelles la cave.
Je m’assois par terre étourdie.

Perrine Le Querrec

Perrine Le Querrec

À ce corps durablement bafoué et à cet esprit irrémédiablement écrasé, il fallait malgré tout s’efforcer de donner un langage, langage qui puisse à la fois, sans voyeurisme, dire le potentiellement indicible, langage qui puisse, sans tenter de se substituer à celui de la justice tardive, dire la blessure, langage qui puisse établir ce réel pour lequel il ne suffit pas de « modifier le prénom » de la victime ou d’éviter soigneusement le « viol à répétition et en réunion » pour lui préférer le presque ludique « tournante » (en rappelant d’ailleurs que les cabanes de l’aire de jeu ont ici aussi leur rôle). Je ne connais guère aujourd’hui qu’Andréas Becker (celui de « L’effrayable ») pour parvenir, comme Perrine Le Querrec le fait ici, à trouver les mots justes d’une réalité qui ne l’est pas, terriblement pas, et pour cela, à comprendre intimement que cette langue ne peut être qu’autre, loin des procès-verbaux et de leur syntaxe obsessionnelle, loin du bon goût relatif et voyeur des témoignages affûtés pour un grand public en mal de sensations équivoques, mais inscrivant dans chaque ligne le désarroi, la solitude, l’écrasement physique, psychique et moral qui a pris place et ne reflue guère.

Plus que jamais, Perrine Le Querrec nous démontre que la poésie et l’intime sont politiques, y compris et surtout face à l’horreur, fût-elle inscrite à la rubrique « Faits divers ».

Ce qu’en dit Jean Azarel dans État Critique est ici. D.D., dans La Dépêche, en octobre 2012, évoque l’atroce procès dont « Le prénom a été modifié » s’est inspiré pour magnifiquement, terriblement, nommer l’innommable.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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