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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture bis : « Cigogne » (Jean-Luc A. d’Asciano)

Sept nouvelles d’un merveilleux décapant et curieusement drôle.

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Cigogne

Publié en 2015 chez Serge Safran, le premier recueil de nouvelles de Jean-Luc André d’Asciano, par ailleurs formidable animateur des éditions l’Œil d’Or, associe sept textes, trois d’entre eux s’égrenant au fil du volume pour former ensemble une souple « Trilogie chamane ».

Usant avec grand brio les voix si particulières de monstres gentils, d’ « anormaux » bienveillants ou inquiétants, d’illuminés surprenants et empathiques, l’auteur distille un merveilleux légèrement fantastique, où la parade à la fois pathétique et parapsychique se fait éventuellement songeuse et joyeuse, sous la dureté apparente des choses.

Mon frère vient de sombrer dans le coma, à moins qu’il ne faille le considérer comme mort. Ma mémoire s’affole, se fait révérencieuse, les chiens immenses, nos quatre frères, Francesca et Paolita, notre mère obstinément silencieuse et la ferme au figuier millénaire, tout cela défile en nous pour un ultime salut. La vertu des chants nous a permis d’apprivoiser la mort et le deuil nos miracles et notre malédiction nous murmurent que la suite est retrouvailles. Sofia nous veille, Sofia nous pleure : nous lui laissons la garde d’une fille tardive, à la déroutante beauté, une orchidée sauvage et silencieuse, une fleur d’opium elle aussi prénommée Sofia. Mon regard se fait lourd. Nous sommes nés monstrueux et notre vie fut belle. J’aimerais chanter. (« Siamois »)

Si les monstres, les « freaks » ou les « inadaptés sociaux », volontiers au bord de l’errance et du rejet, peuvent encore ici véhiculer cette peur de l’autre et du différent qui mine les sociétés, on est pourtant ici bien loin de la parade cruelle et bouleversante du « Freaks » de Tod Browning, ou des subtiles instrumentalisations analogiques du « CosmoZ » de Claro, pour se rapprocher plutôt de la rêveuse immédiateté d’un Theodore Sturgeon, dont les « Plus qu’humains » ou le « Cristal qui songe » ne sont pas si loin de cette « Cigogne ».

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« Chouette de classe », Okapi, 1973

Le matin, il m’a fallu aller à l’école. Ma mère est toujours contente de me voir aimer l’école. Moi je suis toujours surpris que l’on puisse ne pas l’aimer. C’est un lieu simple. Je n’ai jamais compris que l’on puisse trouver cela dur. Mes copains sont Étienne, Boualem et Florence. Étienne est meilleur que moi en sport, pour le reste, je suis meilleur que tout le monde, mais comme je m’en fiche, on ne m’embête pas. Ce n’est pas comme pour Éric : tous le détestent parce qu’il fait premier de la classe, ou chouchou, ou lèche-bottes. Une fois, je crois, François m’a traité de lèche-bottes. J’ai rigolé, puis je l’ai frappé. Il n’a jamais recommencé. L’instituteur m’a grondé, me disant que ce n’était pas bien car il ne fallait pas être violent, mais je n’ai pas été puni. Juste parce que je suis le premier de la classe. Je trouve ça idiot. Après tout, je l’ai quand même frappé. Et puis être premier de la classe, ce n’est pas une excuse – je ne fais rien pour ça. D’ailleurs, autrement, je m’ennuie. (« Trilogie chamane – 2. Cirques »)

Cigogne ombre

Qu’il évoque le destin en clair-obscur de frères siamois ayant vaillamment résisté au côté obscur de la Force, les étranges rituels conjuratoires et légèrement hallucinés d’un clochard peut-être bien céleste, les affres du frottement de la souffrance psychiatrique et de l’institution en charge et en panne de crédits, Jean-Luc A. d’Asciano est magiquement convaincant. C’est peut-être toutefois lorsqu’il invente, décapantes, d’improbables et jouissives cellules familiales vues à hauteur d’enfant prodige qu’il atteint ses sommets : dans sa « Trilogie chamane », et tout particulièrement dans sa nouvelle centrale, « Cirques », qui parvient à résonner tendrement (comme jadis, dans un tout autre registre – mais est-ce si certain ? – la « Chouette de classe ») avec Apollinaire et ses « Saltimbanques », et dans l’exceptionnelle « Cigogne », qui donne son titre au recueil et dépeint avec une joie âpre une obsession animalière et ses conséquences sur l’environnement familial.

D'Asciano

Ce premier été fut un peu chaotique, mais nous étions patients. Notre père avait eu d’autres lubies : une fois, il avait rapporté en fraude, des Galapagos, un iguane qui devient la terreur des lézards et des chiens du voisinage avant de s’enfuir pour mourir de froid – ou d’être abattu par un chasseur. Ce dernier a dû clouer sur son mur, au-dessus de sa cheminée, cette tête de lézard géant, entre un cerf bêtement cornu et trois pattes de lapin malchanceux. Après, le chasseur s’est quand même mis à voter écologiste : si la centrale nucléaire voisine était capable de faire grossir les lézards à ce point, les fumeurs de chanvre ne devaient pas être complètement fous.
Dans le même genre, il y avait aussi eu un caméléon qui fut boulotté par Arnold, un vieux cochon vietnamien d’une laideur burlesque, ou encore des moutons Karakul. Mais la découverte que l’agneau, si gentil et si sautillant, devient adulte une métaphore ambulante de la bêtise, avait très vite découragé notre père de développer, en parallèle de ses volières, un élevage de bovidés, aussi ovins soient-ils. (« Cigogne »)

Un recueil qui frappe par sa précision d’écriture, toute au service d’une joie merveilleuse, ironique, mystérieusement inquiétante et rédemptrice à la fois.

Ma collègue et amie Charybde 7, également présente sur ce blog, en parle déjà superbement ici, et pour acheter le livre chez Charybde, c’est .

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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