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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Or noir » (Dominique Manotti)

La naissance du trading pétrolier en 1973 comme fait divers sanglant. Du très grand art.

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Or noir

Publié en 2015 à la Série Noire de Gallimard, le onzième roman de Dominique Manotti voit le retour de son héros récurrent qu’est le très étonnant commissaire Daquin, cette fois en mars 1973, lors de sa toute première affectation, à Marseille, sept ans avant les événements de « Sombre sentier » (publié en 1995).

Grimbert s’installe à une petite table dans le centre désert, la documentaliste retourne  à ses occupations.
D’abord, une notice biographique succincte : Maxime Pieri est né en 1926 à Calenzana, en Corse. Il arrive très jeune à Marseille. À l’été 44, il participe à la libération de Marseille les armes à la main. Engagé volontaire en septembre 1944, il rejoint la 2e DB. En juin 1945, il est décoré de la croix de guerre.
Calcul rapide, à l’époque, il avait dix-neuf ans. Respect.
La séquence suivante commence en 1962 avec la création de la Somar. Dix-sept années de carrière criminelle passées sous silence. Écrire l’Histoire, c’est savoir ménager l’oubli.

Lorsque Maxime Pieri, dynamique entrepreneur marseillais de la marine marchande et truand reconverti après une longue carrière dans la nébuleuse Guérini, est abattu très professionnellement devant un casino niçois, une enquête est ouverte, avec pour but avoué de s’en tenir à la pré-version officielle : il s’agirait d’un épisode de la longue guerre de succession qui fait rage entre les gangs désireux de s’approprier les morceaux de l’ex-empire Guérini désormais en déshérence. C’est toutefois compter sans quelques impondérables, et surtout sans l’habileté hargneuse et matoise, au boulot, de l’élégant Daquin qui, bien que marchant sur des œufs en ce territoire terriblement inconnu et miné à chaque coin de rue qu’est la Marseille policière et judiciaire de l’époque, semble bien décidé à tirer les fils qui se présentent à lui.

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Dès que Grimbert quitte son bureau, Michelozzi décroche son téléphone. Les flics s’intéressent à la Somar. Il faut faire circuler l’information et prendre des précautions en conséquence.
Grimbert a vite fait le point. Fos, probablement une fausse piste pour m’envoyer voir ailleurs. Mais Pieri disait, dans la conclusion de l’article : « le pétrole, l’avenir, une autre histoire ». Cela mérite quand même une vérification rapide. Michelozzi prétend ne pas s’intéresser  à la Somar, mais il est parfaitement au courant des contrôles fiscaux de l’entreprise. Ça, c’est une vraie information, parce qu’à son poste, aux Impôts, il est une plaque tournante de toutes les magouilles financières à Marseille. Prometteur.

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Lorsqu’il apparaît que, loin de simples affrontements entre gangs rivaux, de puissantissimes firmes de trading en matières premières et des agents de divers gouvernements du Moyen-Orient ou d’ailleurs sont concernés de près par l’affaire, Daquin ne sait pas encore tout à fait, mais réalise bientôt, qu’il est en réalité aux toutes premières loges pour assister à la naissance d’une industrie entière, celle du trading du pétrole en prix libres, que l’effritement du cartel des « Sept Sœurs », majors des hydrocarbures, l’émergence de pays producteurs peu dociles et l’évolution géopolitique ont rendu possible, et transformé en l’une des plus gigantesques opportunités financières et politiques des cinquante dernières années.

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Deux heures après, les deux hommes sont affalés dans des fauteuils bas sur le balcon, Daquin en peignoir, Vincent dans un tee-shirt trop grand trouvé dans la salle de bains. Cela fait une bonne demi-heure que Vincent raconte des histoires du milieu des avocats marseillais, Daquin écoute et rit. Une deuxième bouteille de champagne est entamée, le bloc de foie gras et les toasts ont été engloutis.
– Je ne veux pas entendre parler de ratatouille, dit Vincent.
Daquin soupire.
– Je comprends. C’était une erreur de casting. Pour ma peine, je vais en manger pendant trois jours, heureusement, c’est un plat qui vieillit bien.
Daquin finit la deuxième bouteille de champagne, puis se décide à parler.
– Je suis ici depuis trois jours, et j’ai l’impression de vivre au milieu de sables mouvants. Un inspecteur de mon équipe me tient par la main, et m’explique où je peux mettre les pieds et  où je ne peux pas, à qui je peux parler, et à qui je ne peux pas, et je ne sais pas encore si je peux lui faire confiance ou non. D’après lui, les Stups de Marseille sont aux mains des Américains. Et d’après toi ?
– Oui, la pression américaine sur le gouvernement français est très forte et, aux Stups de Marseille, ils sont omniprésents.
– Pourquoi ?
– Raisons multiples. Pendant vingt ans, l’héroïne française aux États-Unis a été une « success story ». Les Américains pensaient que c’était un excellent sédatif à faire circuler dans les prisons. Quand la jeunesse de la bonne société a commencé à en consommer en quantité, ils ont trouvé cela moins drôle. Et puis les Américains sont foncièrement protectionnistes. Nixon a quelques amis dans la mafia de Floride qui font dans la cocaïne, une drogue produite aux portes des États-Unis. Il a entrepris de leur déblayer le terrain en liquidant l’héroïne française.
– Pourquoi on les laisse faire sur notre territoire ?
– Parce qu’ils ont gagné en 45 et que de Gaulle est mort.
– Comment la guerre Zampa – Le Belge s’articule-t-elle sur la guerre américaine à l’héroïne ?
– La question a l’air simple, j’ai peur que la réponse soit très compliquée. D’abord, aucun des deux ne semble avoir la carrure des Guérini. Le Belge essaie de faire des affaires en récupérant tous les débris qu’il trouve de la French. Aucune vision d’avenir. Zampa est plus solide. Il est multi-cartes. Un peu de drogue, beaucoup de racket et de prostitution, du classique. Et les jeux. Dans ce secteur, Nice monte en puissance, Zampa contrôle les casinos par l’intermédiaire d’un homme à lui, Fratoni, et la mairie lui est acquise. Sur Nice, il a sans doute réussi à pérenniser son entreprise.
Daquin allonge les jambes, ferme les yeux. Zampa, héritage des Guérini, assassinat de Pieri, Nice, casino du Palais de la Méditerranée. Pas de hasard. Mais quel enchaînement ? Il soupire.
– Marseille est une ville terrifiante. Tout le monde se connaît, tout le monde se surveille, tout se sait et rien ne sort.
– Je vais le dire d’une autre façon : c’est une ville remarquable par la densité de son tissu de relations sociales.

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Avec son talent coutumier, qu’elle déploie dès l’origine avec « Sombre sentier », et de manière encore plus éclatante à partir de « Nos fantastiques années fric » (2001), Dominique Manotti inscrit l’histoire dans l’Histoire, sans jamais céder à la tentation de « l’essai dans le roman » et sans jamais laisser des personnages pérorer hors de propos au seul bénéfice du lecteur. Elle nous offre ainsi une fenêtre lumineuse et noire, simultanément, ouvrant sur quelques arcanes trop souvent ignorées de l’économie et de la finance telles qu’elles se pratiquent réellement.

Une lecture décapante et enlevée, que la lectrice ou le lecteur pourront fort utilement compléter par celle, en essai historique, de l’énorme « Les hommes du pétrole » (Prix Pulitzer 1992) de Daniel Yergin, décryptant comme rarement l’histoire de l’économie pétrolière, et par celle, en science-fiction, du « En panne sèche » (2007) d’Andreas Eschbach, particulièrement efficace pour sa lecture de l’exploration-production pétrolière, e.g. l’amont (alors qu’ « Or noir » concerne avant tout le raffinage-distribution, e.g. l’aval), et sa contribution à la compréhension de la formation des prix au passage d’une économie de l’abondance à la rareté entretenue puis à la pénurie.

Ce qu’en dit très pertinemment ma collègue et amie Charybde 7 est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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