Errer dans les rues de Dakar pour « retrouver sa tête », et rêver à une indépendance africaine qui aurait fait de même. Une impressionnante synthèse poétique et politique.
Publié en février 2014 par la toute jeune maison d’édition dakaroise Athéna (dont il faut vraiment que je vous parle prochainement en détail), le neuvième roman de Ken Bugul constitue pour moi une synthèse plutôt éclatante de son œuvre à ce jour.
Si la trilogie autobiographique (« Le baobab fou », « Cendres et braises », « Riwân ou le chemin de sable »), écriture cathartique essentielle de la part de l’auteur, traitait avant tout de la terrible fêlure intime d’une vie sénégalaise marquée par l’absence familiale et le rejet par une société traditionnelle après un échec, ressenti jusque dans sa chair et son âme, de l’exploration de la modernité occidentale, et de la quête de l’apaisement qui s’ensuit, « Aller et retour » utilise ce parcours singulier comme un matériau premier et une métaphore extrêmement puissante de l’évolution politique et sociale du Sénégal au cours des années 60, 70 et 80, confrontant l’itinéraire de sa narratrice, ayant « perdu sa tête » à l’étranger et errant désormais, sans abri, entre communautés d’artistes et trop rares généreux poètes, et l’accumulation des « occasions ratées » ayant suivi l’indépendance du Sénégal, pays qui a lui-même précocement « perdu sa tête ».
C’est grâce à cette métaphore effleurant par moments le fantastique, jouant avec une souple chronologie qui autorise le vagabondage intellectuel et historique, que Ken Bugul, rassemblant aussi les munitions colorées de joie populaire et de ruse des démunis qui parsemaient si joliment « Rue Félix-Faure », peut aborder le cœur de l’échec de la démocratie ouest-africaine parodiant l’ancien colonisateur et finissant par courber l’échine sous la main du « nouveau bourreau » et de ses plans d’ajustement structurel mortifères, engendrant profits accrus pour quelques-uns et malheurs croissants pour la majorité.
Les longs arpentages à pied de la ville de Dakar / Ndakaaru, les poignantes et belles descriptions de ses lieux et de son tissu social si malmené étendent ainsi à l’exemplaire (du point de vue occidental) Sénégal, à ses nombreux maux cachés mais virulents, la critique socio-politique précédemment réservée aux dictatures dans « La folie ou la mort », et seulement esquissée à propos des « vertueuses » transitions ouest-africaines dans « La pièce d’or ».
D’une écriture qui oscille en permanence entre poésie diffuse de la précarité assumée et violence de la critique envers ce qui écrase, ignore et use les humbles, Ken Bugul nous offre une bien belle histoire de résistance, de ténacité, et d’espoir qui couve encore et toujours malgré l’épaisseur de la cendre corruptrice répandue par un pouvoir doucement vendu aux nantis.
« Bigué avait besoin de parler à quelqu’un pour retrouver « sa tête » qu’elle avait arrachée au Général, lors de la confronta- tion. Celui-ci ne voulant pas s’avouer vaincu, usa de sortilèges normands, bretons ou lorrains et Bigué égara « sa tête ». Ce fut son ami, son frère, Abdou Salam Kane, paix à son âme, qui lui conseilla d’écrire au lieu de parler, et lui remit ce jour-là un billet de mille francs Cfa. Avec cette somme, Bigué acheta un cahier et un Bic noir dans une petite boutique tenue par un Peul du Fouta, sur l’avenue Albert Sarraut. Il lui restait de la mon- naie avec laquelle elle acheta des bonbons au gingembre.
L’écriture pouvait l’aider à retrouver « sa tête ». Et depuis, elle avait son cahier et son Bic avec elle où qu’elle se trouve. Sur la couverture du cahier elle faisait des gribouillis, dans les cafés, les bars ou sur les genoux, assise sur un banc public. L’abstraction de ces gribouillis reflétait son état général. »
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
Photo : Amaury Laporte.
Merciiiii Hugues!!! Très belle note de lecture. Je ne dirais jamais assez combien tes lectures sont « peu ordinaires »
A reblogué ceci sur athenaedifet a ajouté:
Note de Lecture de Hugues Robert Librairie Charybde Paris 12è