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Notes de lecture 2024, Nouveautés

Note de lecture : « OVNI 78 » (Wu Ming)

De quoi les rencontres du troisième type sont-elles le nom ? Un roman historique et politique somptueusement trafiqué par le collectif italien Wu Ming.

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OVNI

À 23 heures, la sentinelle Tania jeta un coup d’œil à sa montre : son tour de garde était fini, elle devait réveiller Margherita, mais la nouvelle pionnière n’était ni dans son sac de couchage ni dans la base.
Tania appela Martina, mais l’autre lui répondit de se mêler de ses affaires, parce que Jacopo non plus n’était pas à son poste.
– Et alors ?
Et alors, pour préciser l’idée, Martina lança une série de baisers en l’air, puis mit son index sur ses lèvres, chuuuut ! Alors Tania réveilla Monica, pour lui proposer de remplacer Margherita, mais Monica ne voulait pas en entendre parler.
Le volume sonore du bavardage augmenta et parvint aux oreilles d’Alberto, le chef de groupe adjoint, responsable de l’équipe jusqu’à la fin du jeu. Quand il comprit le motif de la discussion, Alberto pensa que l’absence des deux jeunes gens n’était pas à prendre à la légère. Margherita n’aurait jamais manqué un tour de garde pour continuer à se bécoter avec Jacopo. Sinon par sens du devoir, au moins pour ne pas se faire prendre.
Il laissa passer un quart d’heure, pour exclure l’hypothèse d’un petit contretemps, d’un retard imprévu, d’un mauvais calcul du temps de retour.
À 23 h 20, deux pionniers descendirent à Pian del Cielo. Simone était resté au camp, avec la trousse de premiers secours à portée de main, pour porter assistance en cas de maladie, blessure ou contusion.
De Jacopo et Margherita, pas de trace là non plus.
Simone comprit tout de suite qu’il s’était passé quelque chose. Et « quelque chose », en montagne et dans l’obscurité, c’est déjà « trop ».
Il prit une lampe électrique et courut au village en sautant sur les pierres du sentier.
Jacopo et Margherita étaient trop débrouillards pour s’éloigner et ne pas retrouver la route. Et puis quel sens cela aurait eu de s’éloigner dans un bois qui offrait déjà mille cachettes ?
En tout cas, il était difficile qu’ils se soient fait mal l’un et l’autre, qu’un des deux n’ait pas réussi à donner l’alarme, à rentrer au camp…
– J’ai perdu deux jeunes, dit-il à Gheppio sur le seuil du poste, à peine descendu de l’appartement de service au premier étage.
– Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ? demanda l’inspecteur adjoint, tandis qu’il enfilait la veste de l’uniforme sur le tricot qu’il utilisait pour dormir.
– Il y a deux heures.
Gheppio entra dans le bureau et alluma l’émetteur radio. Le grésillement d’électricité statique agressa les oreilles de Simone.
– Astore, ici Gheppio, dit le garde forestier. Viens au poste, deux scouts ont disparu. À toi.
– Depuis quand ? demanda une voix ensommeillée. À toi.
– Deux heures, répondit Gheppio. Je coupe.
Et, bien sûr, ni lui ni Simone n’imaginaient que par la suite, à la même question, ils répondraient deux jours, deux semaines, deux mois, deux ans.

Aujourd’hui Simone a presque soixante-dix ans. Durant l’automne 1976, il quitta les scouts et renvoya à plus tard son diplôme de droit. Jusqu’à l’été suivant, il participa aux recherches pour retrouver Jacopo et Margherita et à la collecte d’indices sur leur disparition. Il parcourut chaque mètre carré de la montagne, parfois même seul, et si quelque nouvel élément minuscule surgissait, il revenait à Forravalle pour demander des informations et consulter Gheppio. Puis, quand il fut clair que les deux gamins ne reviendraient pas, il laissa tomber l’université, fit ses valises et déménagea en Suède, pour travailler comme docker sur le port de Göteborg. Peut-être se sentait-il responsable, peut-être que quelque chose le poussait non seulement à partir loin mais en quête d’une vie différente, d’un endroit où il ne devrait plus parler de l’affaire.
L’illusion se brisa au printemps 1978, quand quelques autres personnes aussi furent mêlées aux mystères du Quarzerone et contribuèrent à établir une partie de la vérité.
Cette histoire est celle de vies qui se croisèrent alors, sur les pentes de la montagne. Et si d’une vie, on ne peut connaître tous les replis, les ombres et les lumières, on peut au moins essayer de la raconter, en utilisant des documents, des interviews, des livres et des journaux de l’époque, en restant conscient de l’incommensurable distance entre les jours vécus et les pages écrites. Du reste, le défi de la narration est d’atteindre la vérité en affrontant l’ineffable, même quand il s’agit de loups-garous et de soucoupes volantes.

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Italie, 1978. Au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro, qu’est-ce qui peut bien relier la disparition de deux jeunes scouts dans un massif montagneux à la mauvaise réputation (car on s’y égare bien facilement), dans les Alpes Apuanes, entre Toscane et Ligurie, une augmentation jamais vue du nombre de signalement d’ovnis dans la péninsule, alors que le film de Steven Spielberg, « Rencontres du troisième type », envahit les écrans et les consciences, amusées ou non, une communauté expérimentale, post-hippie ou pré-décroissante, sa lutte complexe contre la toxicomanie, et l’enterrement en grande pompe d’une période historique et politique qui deviendra bientôt, dans une certaine mémoire collective à occultations, prompte à laisser « égaliser les extrêmes » (suivez mon regard en ce mois de juin 2024, en France) au mépris de différences objectives fondamentales, les « années de plomb » ?

Dans ce maelström de l’étrange et du pourtant, terriblement, très logique, c’est d’un écrivain communiste à succès, à la réputation sensationnelle forgée dans ses mises en scène des « aventures mystérieuses », d’une jeune anthropologue ayant justement décidé de consacrer sa thèse de doctorat aux associations d’ufologues en pleine floraison et multiplication, et d’un toxicomane repenti et pourtant hésitant, que proviendra la solution quasiment policière d’un « whodunnit ? » hors normes, à défaut bien entendu de pouvoir résoudre – comme on ne peut que le constater avec rage et tristesse presque cinquante ans plus tard, des deux côtés des Alpes – un si vaste « society procedural », comme l’auront entretemps constaté et néanmoins contesté nos amis du giallo transalpin, d’Andrea Camilleri à Massimo Carlotto, en passant par Carlo Lucarelli, Roberto Saviano, Gioacchino Criaco ou Giuseppe Genna.

En décembre 1976, avec l’augmentation du signalement d’ovnis dans le monde, la revue avait lancé un « appel aux armes » à son public, l’exhortant à construire des « groupes de chercheurs » sur le territoire national pour expédier à la revue nouvelles, rapports, curiosités.
Tumulte sous le ciel (c’est le cas de le dire) ! Durant une période restée dans les mémoires, surtout pour sa jeunesse en colère et l’escalade dans les assassinats politiques, dans toute l’Italie étaient nés des clubs et des associations consacrés aux soucoupes volantes. Chaque semaine, d’Aoste à Agrigente, de Cagliari à Gorizia, des métropoles à la province la plus perdue, se tenaient des réunions ufologiques. Bien vite, le phénomène s’était répandu : plus de cent radios libres avaient mis leurs fréquences à disposition, et les émissions consacrées aux apparitions et aux rencontres rapprochées avaient fleuri. Tout cela sur un mode très amateur : bégaiements, phrases embrouillées, volumes erronés, appels téléphoniques grésillants. Mais la passion était authentique.
Au printemps, Peper et Cavezzo avaient étendu la formule à la parapsychologie, autre grande lubie de ces années-là : télépathie, télékinésie, rhabdomancie… Aiguillonnés par Le Journal de l’Inconnu, une myriade de passionnés avait donné vie à des regroupements et associations, d’où arrivaient des comptes rendus et des analyses de phénomènes étranges.
En mars 1978, Le Journal de l’Inconnu prospérait sur la base d’un travail enthousiaste et gratuit.

La formation rapide de centaines de « petits groupes voués à la sous-culture » avait attiré l’attention de rares mais entreprenants sociologues, anthropologues et psychosociologues.
Milena Cravero, qui avait à l’époque vingt-six ans et était assistante en anthropologie culturelle à Turin, avait proposé à son professeur une recherche sur le milieu ufologique.
Rossano Crisafulli, dit « le Brillant », surnom inventé par Cesare Pavese en personne, c’est du moins ce que disait la légende, avait été un pionnier dans sa discipline en Italie, ami et complice de virées d’Ernesto De Martino, consultant de la « collection violette » d’Einaudi. Il avait tenu Milena en suspens pendant un mois et demi, pour bien lui faire sentir son rôle et confirmer que son assentiment était rare et précieux. Comme le dit son nom, qui en grec signifie « feuille d’or ».
Enfin, il avait dit oui, en expliquant – lui qui avait entendu parler de ça pour la première fois par elle – qu’il s’agissait d’un champ inexploré, d’un thème différent, de groupes pas encore entrés dans leurs radars. Avec une telle recherche d’avant-garde, l’Université – ce qui dans sa bouche signifiait lui-même – acquérait un lustre nouveau.
Milena s’était lancée bille en tête.

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Depuis 1999 et la publication de « Q – L’Œil de Carafa », à l’époque encore sous le nom mythique de Luther Blissett, le collectif bolognais des Wu Ming pratique avec un extrême brio le détournement de genres littéraires aujourd’hui largement canoniques et profondément populaires, même s’ils restent marqués par le mépris dans lequel les tiennent certains tenants d’une culture propre sur elle : roman historique (« L’Œil de Carafa », « Altai »la suite de « Q », toujours non traduite ici -, « Manituana » – ou, également non traduit en français à ce jour, « L’Armata dei Somnambuli »), roman policier halluciné (« 54 ») ou encore science-fiction du quatrième type (« Proletkult »), ensemble de constructions littéraires débridées pratiquées dans le cadre théorique souple et mouvant du « nouvel épique italien ».

Publié en 2022, traduit en français en 2024 par Serge Quadruppani chez Libertalia (éditeur qui nous avait déjà offert dans ce vaste domaine, il n’y a pas si longtemps, le fabuleux et copieux troisième volume de la trilogie ouvrière américaine du si regretté Valerio Evangelisti, « Briseurs de grève »), « OVNI 78 » est certainement l’un des plus somptueusement aboutis de ces objets littéraires hybrides dont nous régale, précisément, le collectif italien. En raboutant avec grâce et machiavélisme les filaments apparemment si disjoints de certains « nouveaux » grands récits qui surgissent périodiquement de la nébuleuse de l’infotainment – et de son soubassement intéressé qui ne dit pas toujours son nom (« nous, on ne fait pas de politique », bien entendu) -, les Wu Ming nous offrent un fabuleux déchiffrement de la trame d’authentiques coïncidences et de calculs réels dont le complotisme contemporain se nourrit, pour le pire le plus souvent, et résonne ainsi fortement, à bien des égards, bien que ce travail-là procède d’un tout autre horizon en apparence, avec le précieux essai de l’un d’eux (Roberto Bui, dit Wu Ming 1), « Q comme qomplot : comment les complots défendent le système », publié en 2021, dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog. Plus que jamais en lutte contre toutes les formes d’opium du peuple, « OVNI 78 » s’impose en lecture malicieuse, tragique et indispensable (encore renforcée par l’exceptionnelle postface de Serge Quadruppani, « Wu Ming, ou la complexité subversive »).

Dès que Milena se glissa entre les fauteuils, les ufologues, jouant des coudes pour la rejoindre, bloquèrent l’entrée de la rangée, tandis qu’un détachement courait rejoindre l’autre bout par le couloir latéral. L’anthropologue se retrouva assise entre les deux membres les plus jeunes.
Matteo Bonino et Piergiorgio Pellegrino étudiaient encore : l’un en faculté d’ingénierie, l’autre en dernière année au lycée scientifique. Ils vivaient en famille et se faisaient de l’argent de poche avec des petits boulots occasionnels. Moins d’un mois auparavant, à la suite d’une des plus fortes chutes de neige dans l’histoire de Turin, ils avaient manié la pelle pour la commune. Une besogne dont peu de gens, à se fier à leur aspect, les auraient cru capables. Sur les photos de l’époque, ils avaient une dégaine que des années plus tard on aurait défini « de geeks ». À l’époque, on n’utilisait pas cet emprunt à l’argot américain, « bigleux » et « bûcheur » étaient les épithètes réservées à un certain type humain : lunettes épaisses, teint pâle, posture un peu courbe, chandails à losanges beiges ou bleus.
Aujourd’hui, malgré le vieillissement, l’embonpoint et la calvitie, les deux hommes ont meilleur aspect et on a du mal à reconnaître les deux garçons émaciés venus au cinéma avec Milena ce 3 mars. Bonino travaille pour la multinationale Ostendi : son équipe réalise des infrastructures un peu partout dans le monde, on retrouve même sa signature sous le projet du barrage le plus grand – et le plus contesté – d’Amérique du Sud. Quant à Pellegrino, il enseigne les mathématiques au lycée Gobetti, celui-là même où il a passé son diplôme. L’un et l’autre ont conservé leur passion pour l’ufologie et sont membres du Cirut, le Centre italien de recherches ufologiques de Turin, né des cendres du vieux Grucat. Pellegrino en est le secrétaire et Paolo Sesto – mort en 2017 – en a été pendant des décennies le président d’honneur. Quand il est en ville, Bonino ne manque pas une réunion. Le siège se trouve dans un grand sous-sol de la via Tepice, rempli de matériel d’archives et de pièces d’époque.
Interviewés dans ce cadre, les ufologues se rappellent parfaitement la première fois où ils virent le film de Spielberg.

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À propos de Hugues

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