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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Saletés d’hormones et autres complications » (Ketty Steward)

Quinze nouvelles poétiques et rusées, ludiques ou mélancoliques, pour contribuer aussi à désincarcérer certains futurs de leurs cadres étriqués, oppressifs ou délétères.

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Après l’avènement de l’A-douleur, devait apparaître la riposte, le Gom-Jabbar.
Les riches, dotés de chambres d’apaisement, s’enfermèrent dans leurs maisons et les promesses faites aux non-codants tardèrent à se réaliser. Petit à petit, ces derniers prirent conscience du peu d’intérêt que leur accordaient les gouvernements et sombrèrent dans l’amertume et la morosité. Chacune de leurs souffrances se voyait amplifiée par le savoir cruel que l’on pouvait y échapper. Le plus petit choc à l’orteil constituait une torture, simplement parce que, deux rues plus loin, des gens dormaient dans des chambres cocons, protégés du moindre mal. Au bout de dix années d’attente, les non-codants commencèrent à désespérer. Ils rechignèrent à se reproduire et, à défaut de chambres analgésiques, ils usaient généreusement des patchs de contraception et des opiacés en injection, impuissants à apaiser les bouffées naissantes de leur colère.
Les autorités pouvaient-elles ignorer le mécontentement des non-codants ? Pouvaient-elles, sans réagir, les laisser se soulever ou courir à leur propre extinction ? On envisagea d’enfermer les plus virulents des agitateurs afin de faire un bel exemple et de calmer la foule. Les leçons de l’Histoire n’étaient pas, cependant, tout à fait oubliées. Plutôt que de sévir, on fit sortir du néant une classe intermédiaire de privilégiés parmi les démunis. Ce n’était pas la première fois que l’on voulait créer une noblesse de travailleurs et, cette fois encore, on y parvint. Les gens susceptibles d’occuper un emploi étaient sélectionnés et placés dans des centres de formation équipés de champs, où on leur inculquait des valeurs et des comportements propres à favoriser la paix sociale. Ils avaient la possibilité, ensuite, d’occuper une habitation avec chambre et d’y inviter des membres de leur famille. Pour nombre de non-codants modérés, la possibilité de s’élever par le travail suffisait à ranimer l’espoir de vivre mieux, ce qui coupait les jarrets de la révolution. On en éteignit les dernières braises lorsque fut prise la décision d’accélérer la construction d’immeubles équipés. À une vitesse impressionnante, on vit se multiplier les chambres à champs. Malgré les rumeurs dénonçant l’utilisation de matériel de qualité inférieure pour les non-codants, ces dortoirs rencontrèrent un vif succès.
Acropolis fut l’une des premières villes nouvelles à proposer des chambres pour toutes ses habitations, individuelles ou collectives. D’autres suivirent, figeant dans leur organisation la division de la population en classes hiérarchisées. Les quartiers-dortoirs des non-codants restaient séparés des résidences des codants par les rangées d’immeubles d’habitation des Travailleurs, appelés à œuvrer dans un monde comme dans l’autre. Les révoltés s’endormirent peu à peu et avec eux, la société entière. Douceur, coton, lenteur et longévité. Unis dans leur engourdissement, riches et pauvres n’avaient même plus la force d’espérer un éveil. On naissait, on apprenait à préserver son organisme et, au moindre signe de dépression, les capsules demandaient à être ajustées. Revenaient alors le sourire et l’illusion du bien-être.
Aucune protéine, pour autant, ne parvint à soigner les habitants d’Acropolis et des autres villes-cocons de la mélancolie qui clapotait sous la léthargie permanente.
Les Travailleurs restaient les seuls capables d’en prendre la mesure. À cause de la nécessité de les garder actifs, on avait jugé bon de les doter de capsules à effets limités. Ni choyés comme les codants, ni assommés comme les non-codants, eux seuls avaient une appréhension de leur condition assez proche du réel.
Naturellement, c’est un Travailleur qui fabriqua l’antidote, ; une capsule fonctionnant sur le même principe que celles des chambres, mais contrôlant principalement dopamine et cortisol. D’autres lui trouvèrent un nom, Gom-Jabbar, en référence à une oeuvre de fiction datant du XXe siècle. Un Gom-Jabbar correctement dosé permettait de rétablir presque entièrement les mécanismes de la douleur.
Bientôt, l’on vit se développer chez les Travailleurs un courant de retour au mal, puis, en quelques mois, sans que l’on n’y comprenne rien, de nombreux non-codants rejoignirent ce qui devenait déjà un mouvement important.
Comment se produisit le glissement vers le sacré ? Par quelles voies revint-on aux textes et aux rituels bibliques ? Quand les fanatiques trouvèrent-ils à s’organiser ? Personne ne vit arriver l’Église de la Conscience de Soi avec ses Anges de Douleur. (« Dolorem Ipsum »)

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Depuis 2011 et « Connexions interrompues », son premier recueil de science-fiction, Ketty Steward nous a offert un bouleversant roman autobiographique (« Noir sur blanc », 2012), un impressionnant recueil de poésie (« Deux saisons en enfer », 2020) et deux romans somptueusement décalés, « Confessions d’une séancière » (2018), avec ses contes antillais subtilement et joueusement modernisés, et « L’Évangile selon Myriam » (2021), avec sa réécriture au fil des veillées d’une Bible pop-culturelle en guise de viatique d’un peuple en mouvement. Mais pendant ces quelques dix années, elle n’a jamais cessé d’écrire des nouvelles de science-fiction, son ancrage fondamental – ce dont témoignera aussi très prochainement son remarquable essai, « Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction », que le public a pu découvrir en avant-remière lors du récent festival L’Ouest Hurlant 2023 à Rennes. C’est donc avec une grande joie que nous découvrons ce volume, « Saletés d’hormones et autres complications », publié chez Goater en mars 2023, qui regroupe quinze nouvelles (sept déjà publiées dans diverses revues et anthologies, dont les inoubliables « Dolorem Ipsum » – ici largement remaniée -, « Un jeu d’enfant » ou « Lozapéridole 50 mg », par exemple, et huit entièrement inédites, même si elles peuvent être issues, comme l’autrice l’explique en postface, de divers ateliers de création ou appels à textes), joliment accompagnées et comme épaulées par seize poèmes, qui rythment et scandent ce nouveau recueil.

Ça y est, c’est mon tour.
Je vais enfin pouvoir jouer ! J’avoue, je suis hyper excitée.
Quand j’ai fait mon lit ce matin, j’ai pensé que, peut-être, je n’y dormirais plus jamais. Heureusement, la tristesse n’a duré qu’un temps. Ça va être très rigolo !
Je me brosse les cheveux et serre bien le chouchou qui les rassemble derrière ma tête.
J’enfile ma combinaison de combat. J’en ai pris une rouge ! Le rouge, j’adore ! C’est la couleur des champions. Avec ça, je suis invincible.
Mon sac à dos est toujours prêt, mais je le vérifie quand même : j’ai mes mégagrenades, mon masque « on-sait-jamais » et des réserves de munitions. J’ai aussi pris un Kandeur à la fraise, des GN au chocolat et un berlingot de Yopla. Ce sera ma récompense si je marque des tas de points.
Je mets mes chaussettes à rayures et mes chaussures tout-terrain. J’ai pris la paire avec des scratchs parce que, depuis plusieurs jours, j’arrive plus à nouer mes lacets toute seule. Mani dit que c’est normal, qu’il faut pas s’en inquiéter.
Il veut jamais qu’on se fasse du souci, Mani. « C’est pas bon pour le moral des troupes », qu’il dit.
J’ai graissé mon fusil mitrailler, je l’ai vérifié et accroché à mon épaule. Il pèse plus lourd qu’hier. J’ai aussi embarqué mon couteau, mon beau couteau, tout neuf et bien aiguisé.
Il est temps de mettre mon casque. Je le pose sur ma tête. Aussitôt, j’entends les instructions. Je dois me rendre immédiatement dans le hall d’accueil du centre.
Je jette un dernier coup d’œil pour voir si je n’oublie rien.
J’hésite et puis, tant pis, je le fais. Je glisse ma main sous l’oreiller et j’attrape ma tétine, celle qu’on nous distribue à notre arrivée ici. (« Un jeu d’enfant »)

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Quels que soient les terrains si variés parcourus par ces textes, sombres ou joueurs, alertes ou plus mélancoliques, directs ou songeurs, Ketty Steward y déploie à la fois une admirable intensité combattante et un sens aigu du sens poétique des mots et de leurs phrases. Motifs connus ou moins connus des combats féministes, subversions des sexismes ordinaires et moins ordinaires, déconstructions enjouées de clichés touristiques caraïbes et de ruses néo-coloniales, désincarcération (selon l’heureuse expression du collectif Zanzibar) de certains futurs spatiaux aux charges délétères lorsqu’ils sont laissés aux seules mains d’ambitieux milliardaires, sauvageries éducatives de la bien-pensance, dérives mortifères du chiffre destiné à faire profit, détournements et retournements des opérations psychologiques : partout, l’œil pétillant d’humour éventuellement noir et de mots en flammes poétiques, l’autrice porte son regard salutaire, et nous encourage à participer encore, et davantage, par nos propres moyens imaginaires et ludiques, à ces émancipations toujours à réitérer.

« J’avais treize ans lorsque la loi antisexiste a été adoptée dans tous les pays de l’ONU. Si vous voulez tout savoir, mon enfance a été plutôt heureuse. Pas d’événement particulier, pas de trauma. Un grand frère et puis Kiki, un chat augmenté de compagnie ; une scolarité correcte.
– Les animaux améliorés ont perturbé toute une cohorte d’enfants.
– Pas moi. Je trouvais plus intéressant de discuter avec mon chat que de me bagarrer avec mon frère. Dommage que les bestioles aient été rappelées, puis interdites !
Je n’ai pas de souvenir des relations entre hommes et femmes avant la loi Weinstein, mais j’ai vécu toutes les tensions consécutives : d’un côté, les hommes qui s’estimaient brimés et de l’autre, les femmes, désormais chargées de collecter des preuves suffisantes contre les indélicats pour obtenir des peines exemplaires.
– Ces tensions vous ont affectée ?
– Pas que je sache. C’est tout de même un contexte fort. Personne n’a oublié cette ambiance de guerre, avec la multiplication des féminicides de masse suivis, en réponse, de raids punitifs antimasc. Plus grand-monde n’était tranquille, mais on s’adapte à tout, n’est-ce pas ? On vit, on devient adulte, on fait ses choix. Moi, j’ai choisi d’étudier la psychologie.
– Quelle spécialité ?
– Je me suis inscrite en psycho du travail. C’était déjà une discipline obsolète, seulement, les cours me passionnaient : les rapports de force, les interactions, les formes de résistance, les collectifs de travail… Puis, il a fallu intégrer une entreprise. Entre la généralisation du revenu universel et l’avènement de l’individu-société, je ne trouvais pas de poste en France.
Je suis allée exercer au Brésil et j’avoue que j’ai déchanté. Motiver ou, au besoin, forcer les travailleurs, les pousser à partir quand on inventait un appareil plus efficace qu’eux… J’ai expérimenté le pire de la torture psychologique et j’ai connu un terrible burn-out. Alors j’ai tout plaqué et je suis rentrée.
– Ici, plus personne n’est obligé de travailler. Vous êtes pourtant revenue.
– Oui. Si le salaire des machines a permis de créer l’allocation de base, ça ne vous donne pas de quoi vous offrir un peu de superflu. Et puis, on ne parle pas assez de l’utilité sociale ! J’acceptais occasionnellement des missions de service public, mais ça ne me suffisait pas. Le reste du temps, je me divertissais. J’ai appris le dessin, j’ai pratiqué la danse, le yoga, j’ai repris la capoeira, la vie de loisir pendant trois ans. Jusqu’à ce qu’enfin, on m’appelle !
– Le volet médico-psychosocial ?
– Tout juste. Vous vous souvenez ? Quand, après la candidature de Bernard Content aux élections présidentielles, ils ont autorisé les mouchards personnels et instauré le suivi obligatoire des délinquants sexistes, on a rappelé tous les psychologues sans emploi. Les cliniciens, bien sûr, mais aussi les psys d’école ou de la finance, les neuropsys et même les psychologues du travail.
– Vous proposez donc de la rééducation antisexiste.
– Oui. C’est cette activité qui m’a montré qu’on pouvait agir concrètement pour rendre le monde meilleur.
– Très bien. Restons-en là pour aujourd’hui. Débranchons sur cette note positive. » (« Supervision »)

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