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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Rodez-Mexico » (Julien Villa)

Lorsque l’imaginaire néo-zapatiste du Chiapas s’abat sur une zone d’aménagement concerté du Grand Rodez, les voies de la prise de conscience politique deviennent impénétrables, hilarantes et curieusement rusées.

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Rodez

Le souvenir du sous-commandant Marcos hante Marco, l’image de son quasi-homonyme s’est comme imprimée sur sa rétine. Avant cette nuit, il n’avait jamais entendu parler d’une révolution au Mexique, encore moins de l’existence des zapatistes du Chiapas. Si on l’avait interrogé, il aurait répondu que Emiliano Zapata était le nom d’un cirque et Pancho Villa le titre d’un western. Les histoires de luttes sociales ou politiques l’ennuient. Il a toujours vu en elles une mauvaise comédie, un jeu de dupe où le perdant ne cherche qu’à prendre la place du gagnant. Il n’ignore pas que l’Aveyron a été un haut lieu de maquis et de résistance. Il connaît vaguement les événements de Mai-68 et sait qu’une bande de « babs cool » a squatté le Larzac dans les années 1970 ; mais il a surtout entendu les élucubrations de son père à ce sujet. Feu Bartek éprouvait le plus profond mépris à leur égard. Pour lui, ces gens sur le Larzac n’étaient que des parasites, des fils de bourgeois qui s’encanaillaient sur les Causses et prenaient leur pied à se déguiser en miséreux. Quand il avait bu un verre de trop, son passe-temps favori consistait à vociférer de vieux chants polonais avec ses collègues du chantier, ou à insulter les communautés anarchistes et fouriéristes du coin.
Marco laisse son regard se perdre sur les massifs pourpres du causse Méjan et s’abandonne sur le cuir usé de la banquette arrière, comme bordé par le causse de Séverac et les monts du Lévézou. Un panneau routier indique « Palmas d’Aveyron », et il aperçoit au loin la forêt des Palanges. Les premiers stigmates des zones d’activité du Grand Rodez donnent au paysage des allures de simulacre.

Bénéficiant d’un emploi à mi-temps de jardinier municipal de la ville de Rodez, le Marco Jublovski, allant tranquillement sur ses trente ans, coule des jours paisiblement avachis, logé par sa gentille veuve de mère, secrétaire à l’hôtel de ville ne laissant pas indifférent le premier édile ruthénois lui-même. Un soir de premier de l’An, au retour d’une rave party au causse du Larzac, à 80 kilomètres de chez lui, c’est l’illumination : par des sentiers tortueux, où le rêve peut jouer son rôle, il découvre l’existence du sous-commandant Marcos et de l’EZLN, l’armée néo-zapatiste résistant aux exactions des propriétaires terriens, des entreprises tentaculaires et des forces de police alors largement corrompues, au Chiapas. Une procédure d’expropriation lancée sur la petite maison familiale, située au coeur d’une ZAC qui doit maintenant céder la place aux aménagements du Grand Rodez, va mettre le feu aux poudres : avec ses quelques rares amis d’enfance, parmi lesquels on comptera deux génies méconnus de la techno-banda, et le soutien de quelques bibliothécaires bienveillants, permettant de bâtir en quelques semaines une culture politique et révolutionnaire de bric et de broc, pour sustenter ce qui naît du rêve néo-zapatiste éveillé, voici que Marco crée bientôt, d’abord discrètement puis sous le feu croissant des médias, une zone autonome temporaire bien décidée à transposer l’élan du sous-commandant au milieu des parkings et des hangars commerciaux.

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Tandis qu’il manipule sa cisaille à haie, la certitude que les mots du sous-commandant lui étaient tout particulièrement destinés ne quitte pas Marco. Ces communiqués militaires déguisés en contes – ou bien l’inverse – l’obsèdent. Ils produisent chez lui une réaction chimique. Comme si quelqu’un ou quelque chose tentait de lui transmettre un message codé, oui lui jetait un sort puissant depuis l’autre bout du monde. La parole zapatiste fait resurgir peu à peu dans son esprit des mots qu’il ne pouvait entendre il y a quelques semaines encore, sans grincer des dents ou carrément éclater de rire : espoir, terre, justice, démocratie, liberté. À l’école, l’odeur des livres neufs lui évoquait le réfectoire ou l’hôpital. Il n’a jamais compris non plus pourquoi, pendant les sorties scolaires au musée, dès qu’on causait d’art ou de culture, les voix se faisaient soudain doucereuses et un silence religieux s’installait dans l’assistance. À l’époque, il n’en démordait pas : les vivants se trouvaient ailleurs. Mais depuis sa rencontre avec Marcos, les livres ne lui font plus l’effet de mouchoirs pour vieillards aux longs sourcils. Ils ressemblent plutôt à des armes ou à des épaves couvertes de hiéroglyphes qu’il désire ardemment déchiffrer. En tournant les pages de Ya Basta !, il s’est rêvé pirate, pilleur de tombes et initié.
La veille, il a décidé de coucher ses impressions dans un journal de bord, avant de s’effondrer sur son bureau. Sophie a dû le réveiller en catastrophe pour qu’il file au travail. Un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence vient de s’ouvrir à lui ; toute la journée, les histoires de Marcos défilent dans son esprit. Il les ressasse pour lui-même et parle tout seul sur sa tondeuse autoportée. Des voix se bousculent dans sa tête tandis que des paysages de jungles, peuplés de figures masquées, envahissent son imagination.

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Avec ce premier roman, publié chez Rue de l’Échiquier en x 2022, Julien Villa réussit un pari que l’on aurait pu de prime abord juger impossible : bâtissant une farce carnavalesque de haute volée, dont les héroïnes et héros seraient évidemment appelés des « bons à rien » par la vulgate aux commandes de notre monde, maniant les grands traits d’une fresque murale colorée en résonance avec celles de Diego Rivera comme de Mathieu Colloghan, il mobilise avec une verve folle les figures bien réelles du Mexique révolutionnaire, depuis les figures tutélaires telles qu’on peut les lire par exemple chez Paco Ignacio Taibo II (« Pancho Villa, roman d’une vie », 2006) jusqu’aux guérilleros bien contemporains de l’EZLN néo-zapatiste, avec leur capacité rarissime à relier les luttes entre elles, à faire de la résistance un mot riche et fort, à actualiser un héritage révolutionnaire authentique tout en cherchant l’harmonie avec la nature (les conversations sylvestres de « Don Durito de la forêt lacandone » ne sont pas ici un vain mot) et avec le vivant, loin des avidités coutumières et banalisées. Ayant parfaitement saisi que l’humour est une partie intégrante, peut-être même centrale, de l’imaginaire né (ou réapparu) au Chiapas (comme en témoignent par exemple le très bone « Néozapatisme : échos et traces des révoltes indigènes »), le passionnant « Marcos – La dignité rebelle » d’Ignacio Ramonet, ou encore le lumineux « Marcos, le maître des miroirs » de Manuel Vázquez Montalbán), Julien Villa peut laisser infuser ses personnages dans une étrange concoction onirique où alcool, substances récréatives et livres « interdits » (si l’on devait en croire les pieds nickelés policiers en charge de certaines investigations comme celles de Tarnac – ainsi que nous le rappelle David Dufresne), laissant percoler une discrète théorie contemporaine de l’éducation populaire, pour adapter la narration zapatiste à un contexte parfaitement foutraque, résolument hilarant et néanmoins, pas si gentiment que ça, subversif. Comme nous l’avait aussi montré, sur un terrain de lutte différent, le Arno Bertina de « Des châteaux qui brûlent », la farce sérieuse est bien une arme si on sait la manier : ce « Rodez-Mexico » en constitue une bien belle démonstration.

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Marco de Rodez contemple son reflet dans le miroir de l’armoire. En faisant claquer sa langue, il imite le son des sabots dans la zone déserte – comme un appel dont il n’a eu qu’à suivre l’écho. Dans la nuit claire, les empreintes encore fraîches l’ont conduit jusqu’au vieil Antonin. Il se souvient avoir passé la nuit sur le causse, assis avec lui sur ce monticule, au milieu d’une doline envahie par la boue. Les retrouvailles avec la bergerie troglodytique, son corps gelé, ce village mexicain, sa résurrection en guérillero et Guadalupe, de tout cela, les raisons lui importent peu. Cette nuit, il est devenu un guérillero voyageur :
Caballeros, déclare-t-il à son propre reflet, vivez en rêvant et rêvez en vivant !
Face au miroir, la jungle lui bat dans les tempes. Tout un vacarme d’insectes et de cris d’animaux emplit son corps. Un phénix végétal vient de naître dans ses entrailles. Il le sent grandir et respirer sous sa peau. Il jurerait que les mailles de laine noire du passe-montagne sont en train de s’imprimer dans sa chair, de se nouer entre elles, plus vivantes que des racines.
Il se regarde mourir au monde et songe à quel point la vie de Marco Jublovski a été insignifiante. Les événements qui ont marqué son existence défilent à présent devant lui, aussi dérisoires qu’une série de vieilles photographies. Tous ses souvenirs s’agglomèrent avant de disparaître dans un sifflement. Les colères de roquet qui le torturaient depuis des mois, toutes les passions tristes qui l’empêchaient d’agir s’évaporent, révélant un champ énergétique puissant. La digne rage vient enfin de poser ses lèvres noires sur les siennes. Elle lui a livré un secret : celui des chemins qui mènent aux légendes et aux chimères. Les larmes coulent sous son masque. Ce ne sont ni des larmes de nostalgie ni des larmes de joie, pense-t-il, mais des larmes pures. Dorénavant, il sera cet être sans visage, résolument engagé sur les sentiers de l’impossible.
Un silence peuplé de fantômes lui tombe dessus. Il observe son reflet dans le miroir et frissonne sous sa cagoule : la masse noire s’est mise à frétiller, comme si sa tête se changeait peu à peu en un monticule de terre grasse grouillant de vers.
– Oui ! proclame soudain une voix lointaine en lui. Le voici, el mundo : d’absurdes contorsions derrière un miroir. Une erreur de percepción, une histoire de muertos.
– Le vieil Antonin a dit : mourir au monde, répond Marco en se bouchant les oreilles. Non pas mort, deux fois vivant !
Cette soirée du jour de l’An représentait bien plus qu’une simple date. Une porte s’est ouverte. Le Chiapas s’est posé un court instant sur le Larzac. Marcos a dû rapporter aux siens et au monde les paroles du vieil Antonio, c’était au tour de Marco d’entendre celles du vieil Antonin. Ces rêves qui l’assaillaient depuis des moins n’étaient qu’un entraînement avant d’emprunter le sentier qui le mènerait à la place du marché de San Juan Chamula. Grâce au vieil Antonin, il est parvenu à creuser un trou de taupe, un tunnel entre deux réalités. À force de gratter la surface de ce côté du miroir, il s’est découvert une nouvelle peau : celle des sans-visage, des sans-nom et des non-nés. C’était donc à ce sacrifice qu’il se préparait. Le songe l’a peu à peu ramené à la vie, lui qui traînait son existence de fantôme.
– C’est une renaissance, poursuit-il sans quitter son reflet des yeux.
Il se dirige vers la fenêtre, l’ouvre puis contemple la zone industrielle et commerciale. Derrière les entrepôts et magasins, toute la tristesse du monde semble tapie, prête à bondir. Il prend une grande inspiration et hurle :
Ya basta !
L’écho au loin lui rend plusieurs fois son cri. En réponse, le Grand Rodez s’auréole d’un halo de lumière fade. Marco pose son regard sur ces immenses parkings, ces cubes de tôle, ces micro-espaces de verdure qu’il s’apprête à reconquérir. Dans la journée il réunira les siens puis leur rapportera les paroles du vieil Antonin. Enfin, il suivra les conseils de celui qui l’a conduit « de la mort à la naissance » et veillera à ouvrir grand ses oreilles.
L’horloge du salon sonne les douze coups de midi. Il n’arrivera pas à dormir. L’air vicié de la chambre s’échappe par la fenêtre. Dehors la fraîcheur l’appelle. La zone sent les cactus, les agaves et les ahuehuetes ; au loin, il entend le concert des casseroles dans les cantinas. Il décide alors de nouer deux draps pour en faire une corde. Il les accroche solidement au rebord de la fenêtre puis descend en rappel – désormais il se promet de toujours sortir de sa chambre de cette manière : como un guerillero.
Lorsque son pied se pose sur la terre ferme, il respire enfin. Le volcan Popocatépetl ronronne dans sa poitrine.

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À propos de Hugues

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